Droits culturels et lutte contre la pauvreté : faire de chacun un sujet et acteur
Ce jeudi 17 octobre a lieu la Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté, dont le P. Joseph Wresinski, prêtre catholique français et fondateur du mouvement ATD Quart-Monde, fut le principal inspirateur. C’est à la lumière de sa pensée que notre chroniqueur Jean-Michel Lucas déploie à nouveau la compréhension des droits culturels dans le contexte français.
Droits culturels : encore un effort !
On pourrait dire que les droits culturels se portent bien au plus haut niveau de l’État puisque la France vient de se doter d’une troisième loi exigeant le respect des droits culturels des personnes.
La première loi fut la loi NOTRe sur l’organisation territoriale de la République, la deuxième fut la loi LCAP sur la liberté de la création, l’architecture et le patrimoine, la troisième concerne maintenant le Centre national de la musique (CNM). La première loi date du mois d’août 2015, la deuxième de juillet 2016, la troisième du 19 septembre 2019 : on pourrait dire que la progression est remarquable, et que le législateur comme l’exécutif se sont entichés de la référence aux droits culturels des personnes.
On devrait surtout dire qu’il n’y a là rien pour étonner puisque chacun sait que la France est le pays des droits de l’homme et que les droits culturels en font intégralement partie depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Ainsi les trois lois entendent-ils défendre et promouvoir les droits humains fondamentaux en matière culturelle, en s’appuyant sur les accords négociés à l’UNESCO. Toutes les trois se référent, en effet, « aux dispositions des instruments internationaux adoptés par l’UNESCO ayant trait à la diversité culturelle et à l’exercice des droits culturels, et en particulier à la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001 ».
L’affaire des droits culturels est donc une affaire sérieuse, d’autant plus que la loi NOTRe impose aussi aux collectivités territoriales de respecter cette même exigence.
Pourtant, ce sérieux reste encore, trop souvent, de façade.
Une conquête difficile
La vérité oblige à dire qu’il n’a pas été facile d’arracher la prise en compte des droits culturels, dans les trois lois. Dans aucune d’entre elles la reconnaissance des droits culturels n’est venue des députés, et encore moins du ministre de la Culture ! Pour la loi sur le Centre National de la Musique, le député, rapporteur du texte, et le ministre ont plutôt fait la sourde oreille durant toute la période de préparation de la loi. Ils ont même fait preuve d’un mépris souverain pour tous ceux qui leur ont indiqué, très tôt, qu’une « Maison commune de la musique » devrait notamment veiller aux droits culturels des musiciens, et pas seulement à leur force de vente sur les marchés internationaux de la musique.
Heureusement, au moment de la rédaction finale de la loi, l’honneur a été sauvé par quelques sénatrices et sénateurs qui, avec détermination, ont rappelé que nos engagements internationaux s’imposaient aux lois françaises, comme le veut notre commune Constitution ! Les sénatrices veillaient, et, au final, le ministre a dû céder comme s’il faisait une fleur au Sénat, notamment à madame Morin-Desailly, présidente de la commission Culture. Miraculeusement, les droits culturels qui n’existaient pas au début sont devenus d’un coup une nécessité à laquelle il faut « donner plus de force » en les inscrivant dans la loi, dira le ministre lui-même : « Comme l’a souligné M. le rapporteur, son inscription dans la loi pourrait effectivement donner plus de force à la notion de droits culturels, à laquelle la présidente de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication tient tout particulièrement. L’avis est favorable. »
De la force certes, mais en retard
On aimerait bien qu’il en soit ainsi, mais on est bien obligé de constater que, malgré ces trois lois républicaines, les missions officielles du ministère de la culture n’ont pas changé. Le monde nouveau marche comme l’ancien. Dans le décret qui l’institue, le ministère doit d’abord être protecteur et promoteur des seules œuvres de l’art, désignées par ses experts dans certaines disciplines des arts et ce sont ces œuvres qui donnent le ton de la « bonne » culture soutenue par le ministère. C’est oublier que, dans les textes internationaux sur la diversité culturelle, cette culture venue des œuvres d’art est une parmi beaucoup d’autres puisque tout être humain est porteur de culture : chacun nourrit de sa culture le patrimoine de l’humanité. La République exige de tous le respect des lois, sauf pour ses propres institutions !
Pourtant, le ministère n’a plus d’illusion ; se croire l’arbitre de la bonne culture des « œuvres capitales de l’Humanité » n’a guère de sens dans un monde de diversité culturelle accentuée. Il s’est donc donné une autre mission, plus pragmatique pour ce monde si mondialisé : il lui faut protéger et promouvoir les industries culturelles françaises. La culture n’est plus pour l’État qu’un secteur d’activités comme les autres, un secteur d’offres de marchandises répondant à des besoins de consommateurs. Bien fabriquer et bien vendre pour le plaisir de lire, de voir, d’écouter de chaque individu, selon ses envies propres et ses moyens financiers particuliers ! Sans même s’interroger sur le rapport entre ces business culturels et l’enjeu des droits culturels qui visent à ce que les cultures des personnes parviennent à faire le mieux possible « humanité ensemble ».
En affirmant au Parlement « la force des droits culturels », tout en les mettant de côté dans ses missions premières, le ministère retarde l’application de la loi. Il manque de sérieux ; il laisse même penser que l’entrée des droits culturels dans la loi CNM n’est qu’une sorte de flagornerie, comme si le ministre considérait que la fleur offerte à madame Morin-Desailly finirait par se faner, d’elle-même.
Pourtant, la loi est là. Comme disait si bien Lacordaire : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. »
Revendiquer les droits culturels comme force de loi
Conséquence : affranchissons-nous et réclamons que les trois lois sur les droits culturels soient prises au sérieux, car elles portent en elles, au nom de la République, les espoirs qui ont été si bien énoncés par le père Wresinski dans sa réflexion sur la culture et la grande pauvreté. Son propos, qui date de 1985, anticipe avec clairvoyance sur ce que les droits culturels signifieront plus tard notamment à travers la Déclaration de Fribourg.
Je cite : les droits « qui forment la base des Droits de l’Homme créent en effet cette situation à laquelle l’homme aspire depuis longtemps : celle de pouvoir vivre en communauté en toute dignité et sans être dépendant de l’autre. Cette autonomie par rapport à l’autre est le gage de la liberté individuelle et collective indissociable de la dignité à laquelle aspirent tous les hommes. »
Liberté, dignité et culture vont de pair. Le chemin est tracé.
« Transmettre un patrimoine culturel, c’est intégrer ceux qui le reçoivent dans ce patrimoine même dont ils deviennent héritiers. C’est créer une même histoire, c’est s’identifier, chacun, mais alors dans la volonté de créer un destin commun entre tous les créateurs de ce patrimoine. Rien n’est plus difficile pour les nantis du savoir, car pour l’accepter, ils doivent reconnaître que les plus pauvres sont, eux aussi, créateurs de culture au même titre que les autres. »
Ainsi…
« Permettre en même temps à tout homme de comprendre le monde qui l’entoure, l’histoire qui se déroule, pour en devenir à la fois sujet et acteur, telle sera la seconde dynamique pour toute action culturelle en milieu de misère. »
Il y a, dans ces références aux enjeux d’humanité de la culture, un chemin que le ministère de la culture devrait emprunter pour être à la hauteur des lois sur les droits culturels. Il en est, à ce jour, bien éloigné.
Signes d’espoir
Pourtant, il ne faut pas désespérer : le ministère ne forme pas un tout homogène, certains services étant attentifs au respect de la loi. Ainsi, la bonne direction est prise par les services qui ont préparé les conventions avec les fédérations d’éducation populaire. On peut lire certains passages de ces conventions où les enjeux de liberté et de dignité de reconnaissance des personnes sont pris au sérieux, pour permettre aux personnes d’être « sujets et acteurs » de leurs cheminements culturels. Je cite un seul extrait de ces textes, qui va dans le bon sens.
« Le ministère de la Culture protège et rend accessibles au plus grand nombre les ressources culturelles et artistiques que recèle la société dans le respect des droits fondamentaux et de l’égale dignité des cultures qui participent de la cohésion sociale de la France.
Il développe le pouvoir émancipateur tout comme le rôle de transformation sociale des arts et de la culture et veille avec les ministres intéressés à la reconnaissance et à la prise en compte des droits culturels, leviers du développement du pouvoir d’agir des personnes et de l’accès aux autres droits humains. »
Certes, dans ce texte, le ministère continue de penser qu’il y a un « secteur culturel » spécifique composé « d’acteurs culturels », alors qu’avec les droits culturels, chaque personne est une ressource culturelle pour elle et pour les autres. Nous sommes tous et chacun des « acteurs culturels » à part entière ! Toutefois, un progrès est fait puisque le ministère renonce aux seuls « accès à la culture » ou à « la démocratisation de la culture », qui signifient uniquement que la culture de référence doit être celle des agents et des experts du ministère.
Ailleurs, dans d’autres services, des textes de convention sont en préparation, qui reposent aussi sur la référence explicite aux droits culturels : on doit s’en réjouir. Néanmoins, chacun doit rester vigilant car cette référence peut n’être qu’un habillage, ou pire, une manipulation de sens. Ainsi de ce texte qui prétend aider des « personnes » en situation difficile en les considérant comme des « publics cibles », comme dans n’importe quelle stratégie marketing ! On ne saurait accepter une telle inversion de sens qui fait regretter que le ministre n’ait pas organisé des formations denses sur les droits culturels auprès de ses agents.
Défendre la loi est une responsabilité pour chacun
Il reste, donc, à chacun de prendre sa part de responsabilité. Chacun, là où il peut, dans son quotidien, peut interpeller ses interlocuteurs des services de l’État en leur disant simplement : « Encore un effort, vous pouvez faire mieux pour défendre, à travers les droits culturels, les droits humains fondamentaux des personnes pour que chacun soit toujours un peu mieux sujet et acteur, de sa culture et de celle des autres. »
Ce qui vaut pour le ministère de la culture vaut aussi pour les collectivités et pour tous ceux qui peuvent contribuer à favoriser le développement des libertés effectives, des dignités, du pouvoir d’agir et de délibérer des êtres d’humanité.
Les lois sur les droits culturels ne peuvent vivre endormies ; elles ont besoin de porte-voix.
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Merci pour ce bel article qui fait fond sur la pensée et la pratique du père Joseph Wresinski, en souligne la dimension prophétique en même temps que son actualité.