“La Vie de Galilée” : un Brecht simplifié mais porté par un immense Philippe Torreton
Dans une mise en scène à la redoutable efficacité esthétique, œuvre de Claudia Stavisky, Philippe Torreton couronne de toute sa hauteur une distribution remarquable. Si la cohérence narrative et l’intensité dramatique sont préservées, certaines coupes réduisent malheureusement trop la pièce à un simple conflit entre savoir et pouvoir, quand le génie de Brecht consistait justement à souligner un troisième terme.
La Vie de Galilée, pièce pourtant centrale dans l’œuvre de Bertolt Brecht, a été rarement montée depuis sa création en 1943 à Zurich. Cela tient à la longueur de la pièce en quinze tableaux – quatre heures – et à la quarantaine de personnages qui la constituent. Claudia Stavisky monte un spectacle en 2h20 pour onze comédiens, réalisant plusieurs coupes dans le texte, en préservant sa cohérence narrative et son intensité dramatique, toutes deux portées par une équipe de comédiens d’une immense qualité couronnée du grand Philippe Torreton incarnant un Galilée d’une vérité époustouflante. Notons que tout choix de coupe et tout choix de mise en scène orientent – sans forcément trahir – le verbe du texte. Qu’en est-il de la lecture proposée au théâtre de la Scala par Claudia Stavisky ?
Une fable politico-philosophique
La Vie de Galilée court de 1609 à la fin des années 1630, lorsque le savant finit ses jours sous la surveillance stricte de Rome et de sa bigote de fille Virginia, entre Padoue – Pise en réalité –, Florence et Rome. Les 13 tableaux gardés par la metteure en scène se concentrent essentiellement sur la contribution scientifique de Galilée en lutte avec le pouvoir ecclésiastique et l’ordre du monde que ce dernier défend – le système de Ptolémée, géocentrique.
La mise en scène, comme la pièce écrite, nous introduit dans le cabinet de Galilée. Le savant – Philippe Torreton – est déjà sur scène quand nous arrivons dans la salle. Au commencement était la lumière – celle des étoiles, celle de la vérité de la science –, thème central de la pièce, dont se saisit admirablement le spectacle : les premiers spots sont braqués sur le public, quand Galilée reste dans l’ombre ; le déplacement vers la scène se fait très progressivement. À ce titre-là, Claudia Stavisky s’empare du principe de distanciation brechtien en rappelant au public, à l’orée de la pièce, qu’il ne doit pas s’oublier dans le spectacle, mais rester conscient, actif, réflexif… Le décor est simple : une grande table d’atelier en bois et acier, un guéridon, une chaise et, sur le mur du fond, une immense fenêtre donnant sur un ciel étoilé – ainsi que des petites fenêtres latérales qui ressembleront tantôt à des vitraux, tantôt à des meurtrières, selon l’action théâtrale. Le chant des oiseaux fait poindre l’aube.
Le spectacle épouse la dimension de fable du texte de Brecht. En effet, ce dernier, partant de la vérité historique de Galilée, dont il reste d’ailleurs proche, lui adjoint des enjeux qui trouvent une poésie merveilleuse dans l’épopée qu’il raconte. L’histoire de Galilée s’en trouve augmentée à travers la lorgnette du dramaturge en même temps que les questionnements de ce dernier s’incarnent parfaitement dans la vie du savant. La pièce est une grande métaphore où les comparaisons s’emboîtent avec génie pour livrer une lecture de la révolution du système vertical, pyramidal, géocentrique vers un paradigme égalitaire, horizontal, héliocentrique. La fable est politique et philosophique, puisque Brecht met en résonance la cosmologie avec l’ordre sociétal et ses rouages de domination. Par le choix d’un décor extrêmement sobre, la metteure en scène laisse pleine place au texte, si riche, en le soutenant par un jeu métaphorique de la lumière et des comédiens – nous pensons notamment à la scène du Carnaval au cours de laquelle les cardinaux tournent autour de Galilée, tels des satellites ou des prédateurs qui obtiennent de lui qu’il abandonne durant huit années ses recherches sur le système de Copernic.
Cependant, en l’absence d’un troisième terme clairement identifié, il est à noter que le travail proposé par Claudia Stavisky propose un resserrement quelque peu exigu sur le conflit entre Pouvoir et Savoir, entre l’Église et Galilée, au profit d’une tonalité dialectique, alors même que sa note d’intention s’y refuse : « La pièce n’oppose pas le pouvoir qui aurait tort et Galilée qui aurait raison. »
Le pouvoir l’emporte toujours
En effet, nous assistons tout au long du spectacle au resserrement de la trame narrative sur les deux entités, scientifique et ecclésiastique. L’atelier de Galilée, et plus généralement les moments où nous sommes du côté de la science, laissent la scène dans une pénombre : vêtements et mobilier viennent renforcer le caractère de misère, de soumission à un ordre établi. A contrario, lorsque nous sommes du côté de l’Église et des Grands de ce monde, la lumière repousse les plafonds, rendant les espaces imposants, circonscrits par des murs.
La coupe de texte qui élimine notamment le tableau du Carnaval de 1632, laissant dans la pièce originale la voix au Peuple – sorte d’écho au coryphée grec –, resserre ainsi le propos sur un vis-à-vis entre pouvoir et savoir, trahissant une part essentielle de l’œuvre de Brecht. Ce tableau est d’une importance capitale car il établit toute l’ambiguïté de la défaite du dit « obscurantisme », pour l’ordre nouveau de l’héliocentrisme. Dans un pamphlet chanté par deux forains, nous découvrons le désordre causé par la fin du géocentrisme : absurdités et chaos se sont finalement installés. Et la chanson de finir : « Eh vous, qui avez tant souffert / Rassemblez vos faibles forces d’esprit / Et apprenez du Docteur Galuli / L’ABCD du bonheur sur la terre. » Ce dixième tableau est une clef de voûte de la pièce, avant même la conclusion qui réunit Galilée et son élève Andrea. Loin de dresser un panégyrique de Galilée, le texte semble faire de ce dernier un anti-héros qui n’est pas sans rappeler – dans un autre ordre –celui de Graham Green dans son roman La Puissance et la Gloire, où l’auteur se refuse au registre hagiographique, exemplaire. Galilée est celui qui vend sa morale pour mieux se livrer corps et âme à la science. Dès le deuxième tableau, il vend comme une invention propre, à la République de Venise, la fameuse lunette, qu’il sait déjà commercialisée en Hollande, trahit ensuite le bonheur de sa fille au profit de ses recherches et abjure finalement sa théorie par peur de la souffrance après avoir enseigné toute sa vie. « Qui ne connaît la vérité n’est qu’un imbécile. Mais, qui la connaissant, la nomme mensonge, celui-là est un criminel. »
La mise en scène actualise encore la lutte en projetant la fonte d’une banquise au moment même où le Pape s’est décidé à faire abjurer Galilée au moyen de la force. Ainsi concentre-t-elle encore le regard du spectateur sur l’enjeu d’une dialectique entre pouvoir et savoir, propre à notre temps : pouvoirs économiques et politiques contre le verbe écologiste. De même, en faisant du Général du Prince Côme de Médicis un général nazi aux accents non-équivoques, alors même qu’elle prend le parti par ailleurs de costumes sobres appartenant à l’univers de la fable galiléenne (XVIIe siècle), elle enserre la compréhension dans l’étau manichéen.
Pourtant le propos brechtien se refuse justement à cette facilité, à faire de Galilée un héros (un héraut) du contre-pouvoir de la science et esquisse justement tout au long de la pièce l’entremêlement des enjeux du pouvoir et de la science : dès le premier tableau, le dialogue avec le curateur expose la difficulté de la liberté de la science, étant donné sa dépendance effective vis-à-vis d’intérêts économiques qui sous-tendent le financement de la recherche. Une liberté formelle sans indépendance concrète, tel est bien le lot de la contribution scientifique – et ce, encore aujourd’hui, comme le montrent les trafics biotechnologiques en tout genre… De même les soutiens fidèles de Galilée sont-ils les marchands, les manufacturiers, c’est-à-dire ceux qui bénéficient largement de ses inventions dans leurs commerces. Le cynisme de Brecht quant à l’asservissement de la science – mission satellitaire des intérêts économiques – va jusqu’à faire du pouvoir ecclésial le défenseur de la schizophrénie entre une lecture fondamentaliste des Écritures qui défend un système géocentrique et une commercialisation d’outils fondés sur les découvertes scientifiques héliocentristes…
Cette fin du système géocentrique ne signe finalement pas tant la victoire de la Vérité que l’amorce d’un nouvel ordre qui voit le pouvoir se déguiser sous les apparences du progrès scientifique. Galilée livre à Andrea, dans la dernière scène du spectacle – qui n’est pas celle du texte de la pièce –, sa vision de l’échec de la mission de la science, « lignée de nains inventifs qui loueront leurs services à n’importe quelle cause ».
L’esquisse d’un troisième terme
Le contexte d’écriture de La Vie de Galilée s’est étendu sur une quinzaine d’années, de 1938 à 1954, de l’exil au Danemark à l’Allemagne de l’Est où il finira ses jours. Alors que l’espoir dans les découvertes scientifiques et l’opposition au pouvoir (de Brecht lui-même) avaient inspiré la première version du texte, c’est le désenchantement d’une science vendue à la barbarie – Hiroshima – qui s’impose dans la pièce que nous connaissons aujourd’hui, pleine d’une subtilité et d’une ouverture étonnante qui portent toute l’archéologie de cette écriture. Au-delà du ton dialectique de principe, La Vie de Galilée enrichit la dualité d’un troisième terme d’où jaillit la possible liberté des spectateurs, leurs questionnements. Quel est donc ce troisième terme ?
Dans le tableau final du spectacle – qui n’est pas, rappelons-le, le dernier de la pièce écrite – nous découvrons un Galilée avouant ses faiblesses à son ancien disciple dans un ultime enseignement : « Pour quoi travaillez-vous ? Moi je soutiens que le seul but de la science consiste à soulager les peines de l’existence humaine. » Ainsi le dualisme pouvoir/savoir s’ouvre-t-il sur un troisième terme : le positionnement éthique. La coupe finale le valorise sans que la mise en scène ne l’étreigne véritablement. Or ce tiers éthique anéantit toute conception dialectique qui renvoie dos à dos les contraires. Tel est probablement le coup de maître de Brecht ! Science et pouvoir, livrés à leur seule lutte, voit l’instrumentalisation de la première au profit du second, l’engendrement du « savoir-pouvoir » qu’explicite Michel Foucauld. Le libéralisme égalitaire en est un parfait rejeton.
Nous comprenons par la voix de Galilée que Brecht défend la question éthique, celle du sens de la recherche de la vérité, à savoir rendre l’existence humaine plus douce, jusqu’à en appeler à un serment d’Hippocrate appliqué aux physiciens. L’échec de Galilée, dont les découvertes sont livrées « aux puissants pour qu’ils en usent, n’en usent pas ou en abusent », est celui d’une science angélique qui croit en l’absolu de « la loi de contribution scientifique » mais qui a en fait tout à voir avec « les faiblesses humaines », « la peur de la mort » et toutes les trahisons qui en découlent et auxquelles nul homme ne peut être étranger, même sous serment…
SPECTACLE : LA VIE DE GALILÉE
Création : 2019
Durée : 2h20
Public : à partir de 14 ans
Texte : Bertolt Brecht
Mise en scène : Claudia Stavisky
Avec Gabin Bastard, Frédéric Borie, Alexandre Carrière, Maxime Coggio, Guy-Pierre Couleau, Matthias Distefano, Nanou Garcia, Michel Hermon, Benjamin Jungers, Marie Torreton, Philippe Torreton.
Assistant à la mise en scène : Alexandre Paradis
Scénographie et costumes : Lili Kendaka
Lumière : Franck Thévenon
Son : Jean-Louis Imbert
Création vidéo : Michaël Dusautoy
Maquillage et coiffure : Catherine Bloquère
Crédits photographiques : Simon Gosselin
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OÙ VOIR LE SPECTACLE ?
Spectacle vu le 10 septembre 2019 à la Scala (Paris).
– Du 10 septembre au 9 octobre 2019 : La Scala, Paris
– 17-18 octobre 2019 : Le Liberté, Toulon
– 5-7 novembre 2019 : La Criée, Marseille
– 11-12 novembre 2019 : Équinoxe, Châteauroux
– 15 novembre – 1er décembre 2019 : Célestins, Lyon
– 17-18 décembre 2019 : anthea, Antibes
– 8-10 janvier 2020 : La Comédie Saint-Étienne
– 17 janvier 2020 : Maison de la Culture, Nevers
– 23-25 janvier 2020 : Le Quai, Angers
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