“Âme brisée” d’Akira Mizubayashi : les partitions d’une vie
De la grâce et de l’émotion dans le dernier roman d’Akira Mizubayashi, Âme brisée, paru aux éditions Gallimard. Il nous parle d’amour, filial et autres, de transmission et de musique. Écrit dans un français à l’harmonie parfaite, Âme brisée est une pépite d’une beauté sans nom, d’une humanité remarquable.
Tokyo, le 6 novembre 1938. Yu Mizusawa, professeur d’anglais, répète une pièce musicale de Schubert avec le quatuor à cordes qu’il a réuni. Ils sont tous amateurs, tous passionnés. Yu est japonais, les trois autres des étudiants chinois. Or un conflit oppose la Chine à l’Armée impériale japonaise conquérante et, ce jour maudit, des soldats interrompent la séance ; l’un d’eux brise le violon de Yu et, sur ordre, embarque les musiciens. Avant l’irruption militaire, Yu a caché son fils unique de onze ans, Rei, dans une armoire qui se trouve là. Un gradé, Kengo Kurokami, féru de musique classique, a deviné la présence du garçon et lui confie le violon dont il regrette en silence la destruction.
Rei ignore ce qu’est devenu son père et part en France, adopté par Philippe Maillard et son épouse – Philippe était le professeur de français de Yu. Rei devient Jacques et n’aura de cesse que de réparer, guérir le précieux instrument. C’est la raison pour laquelle il devient luthier, se formant en France à Méricourt, en Italie à Crémone, auprès des plus grands maîtres. Comme si restaurer le violon était se reconstruire lui-même. Et le temps passe… lorsqu’un jour son attention est attirée par une jeune violoniste virtuose, Midori Yamazaki, surtout par les propos qu’elle a sur son grand-père qui n’est autre que Kengo Kurokami. Et le geste se fait à l’inverse alors : Rei prête à la jeune femme le violon de son père, précieux de l’histoire qu’il porte, riche des sentiments dont il l’a modelé, patiné de ses mains. Et la vie se fait grâce.
La musique comme possibilité de communion
Akira Mizubayashi ne pose pas ses personnages en héros, au contraire, à travers eux, il nous parle de nous, à hauteur d’homme. Il dit la force de l’amour en dépit de la séparation, la beauté de la transmission et de ce que l’on peut y trouver de sauvegarde. Il nous parle des ravages de la guerre, ce rouleau-compresseur qui nous lamine, surtout de ces cruautés, d’une imagination raffinée, que seul l’homme est capable d’infliger à son semblable. Et là où manque une transcendance, la musique peut jouer un rôle.
Gustav Malher eut ces mots : « L’essentiel de la musique n’est pas dans les notes. » Je dirais pour ma part que son essentialité passe par le prisme de nos émotions. Elle nous touche profondément et pas seulement celle associée à notre premier baiser ! La musique est véritablement un art qui se distingue par sa grande diversité ; on la trouve partout, elle est un élément immanquable de notre quotidien. Depuis le souffle du vent dans les arbres jusqu’au silence ouaté de la neige, en passant par le ressac de la mer, le grondement du tonnerre, encore le chant des oiseaux… Elle est d’Occident, d’Orient ou d’Afrique, s’articulant autour de douze ou vingt-quatre notes. Elle ne laisse pas indifférent et donne voix à notre intériorité. En l’écoutant, on ressent joie, solitude, tristesse, douceur, dégoût, rage, sensualité, trouble… Elle nous atteint, nous bouleverse et est moyen d’exprimer l’indicible. Elle a le pouvoir d’alléger notre cœur et de nous guérir, soutenant les absences, les manques, parce qu’elle fait face à la vie et la surpasse.
C’est ce que nous dit l’auteur à travers l’histoire d’un violon, gardien et passeur d’émotions, voire de sentiments. Une histoire qui commence lors du conflit sino-japonais et réunit un quatuor où se côtoient les deux nationalités. Entre les membres du groupe, il n’y a aucune tension politique, aucune dissension, rien que la musique comme une communion. Elle unit donc. Elle est un langage au-delà du langage dont elle partage le vocabulaire : phrase, articulation, ponctuation, accentuation, etc., avec un net penchant pour les vocables poétiques tels qu’arpèges, adagio, tempo, lento, arabesque, appogiature… Elle ne dit pas, elle évoque et son sens – s’il y en a un – demeure plutôt dans une tonalité qui a ses racines dans l’émotionnel. Elle parle à notre âme et lui évite de se briser. Écouter une musique tient du rapt consenti, il s’agit de se relâcher, de se laisser envahir, bousculer, d’abdiquer toute pensée et de se laisser porter… pour mieux se recentrer, s’enrichir, se trouver. Écouter un air, c’est écouter une vibration primitive qui vient du fond de nous ; suivre un mouvement, c’est être vivant. Victor Hugo le dit si bien : « La musique exprime ce qui ne peut pas être dit et sur quoi il est impossible de rester silencieux. »
La vie comme une partition
Dans l’un de ses précédents romans, Un Amour de Mille-Ans, Akira Mizubayashi raconte deux histoires d’amour autour de l’opéra Les Noces de Figaro – pièce qui devient un véritable personnage tant sa présence et son influence sont importantes. L’une des protagonistes, malade depuis quelques années, en écoutant son interprétation favorite, semble connaître un regain de vitalité, la douleur s’effaçant. La musique est telle une force et un apaisement salvateur. L’idée est belle et j’y souscris volontiers. La musique, pour rien, pour tout…
La musique est aussi lien quand elle se transmet, notion concrétisée dans le roman par le prêt du violon. La musique construit des ponts et fait refleurir en mémoire le parfum des jours lointains. Elle n’est pas nostalgie mais bien douce énergie.
Proust disait que les grandes œuvres sont écrites dans des langues étrangères. Japonais de souche, Akira Mizubayashi est un orfèvre qui écrit dans un français à la fois simple et d’une extrême élégance – c’est là exactement que se trouve la beauté. Il porte attention aux détails les plus infimes et son regard est de délicatesse. Il nous parle de la vie comme d’une partition qu’il nous est donnée de modeler pour en faire, sinon une symphonie, tout au moins une agréable mélodie, en restant à l’écoute de nos aspirations secrètes, pour que continue à nous suivre notre ombre – jolie croyance qui nous vient du Japon. Un équilibre qui se travaille tout au long de la vie, pour frôler la perfection, les notes sublimes. Face à la violence du monde, en contrepoint à la douleur, il y a l’art, résistance et évasion, aux vertus lénifiantes et consolatrices.
« Midori laissa son archet pour prendre celui d’Hélène. En se plaçant à l’endroit exact où elle avait joué deux heures auparavant la “Gavotte en rondeau”, elle interpréta de nouveau la pièce de Bach. Les aigus sonnaient comme une longue enfilade de gouttes d’eau pure versées par un ciel bas et tourmenté, étincelant aux premiers rayons du soleil pénétrant obliquement les feuillages verdoyants d’une forêt boréale luxuriante, tandis que les médiums et les graves étaient comme ouatés, glissant sur une étendue de velours, suscitant une impression de chaleur intime émanant d’une cheminée de marbre restée allumée toute la nuit. Il y avait là, en plus, une saisissante égalité de timbres. La musique avançait, revenait, montait, descendait avec une liberté euphorique ; elle faisait penser à une danse joyeuse et sautillante qui semblait exprimer le bonheur de marcher dans un paysage enchanté. » (p. 160)
Akira Mizubayashi, Âme brisée, Gallimard, 2019, 239 p., 19 €
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