“Give me Liberty” : l’âme russe au secours de la modernité !
Une ode à la liberté et au sens, c’est assez rare de nos jours. Surtout quand le réalisateur Kirill Mikhanovsky redore le rêve américain à grand renfort de personnes âgées ou handicapées, pris dans la danse de Vic et d’un ancien boxeur à la russe. Récompensé au Sundance Festival et sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs, le film a même eu dix minutes d’ovation à Cannes. À découvrir dans les salles ce mercredi 24 juillet.
Synopsis : Vic, Américain malchanceux d’origine russe, est conducteur de bus pour personnes handicapées à Milwaukee (comme le fut le réalisateur). Alors que des manifestations éclatent dans la ville, il est déjà très en retard et risque d’être licencié. À contrecœur, il accepte de conduire son grand-père sénile et ses amis russes à un enterrement. En chemin, il s’arrête dans un quartier afro-américain pour récupérer Tracy, une femme atteinte de la maladie de Lou Gehrig. Sa journée va se transformer en périple sans fin.
Qui sont ces âmes qui vivent ?
Au cours d’une journée bien remplie du jeune Vic, avec un compte à rebours millimétré, un florilège de citoyens américains nous fait découvrir le rêve, parfois à petit prix, de chacun. Nous sommes à bord d’un bus et d’une famille d’immigrés russes, tout aussi mouvants qu’un véhicule de fortune.
Filmé par le directeur de la photographie Wyatt Garfield, le film gagne encore en rythme. Le scénario était déjà pourtant bien calibré. Pas de longueurs inutiles, ni de plans hasardeux ; un montage sonore habile, de même pour l’image ; de très bons comédiens, pour la plupart débutants ou non professionnels. Voilà un film qui a été travaillé au service de l’histoire et non pour aller dans l’escalade de l’esthétisme ou du discours. De très bonnes initiatives créatives et artistiques, juste ce qu’il faut, achèvent de convaincre sur la qualité de réalisation, tels ces inserts rapides d’images glanées au cours du film sur le travail manuel de personnes handicapées, ou encore l’une des scènes finales brusquement captée en noir et blanc, au rythme changé, qui renforce la narration avec une grande justesse.
Tout cela ne donne pas dans le sensationnalisme d’Hollywood. Au contraire, l’action est comme intérieure, même si la caméra ne cesse d’être active. Les dialogues eux-mêmes participent de ce rythme à la fois énergique et vivifiant, tant l’on sent qu’une âme pleine de vie et d’amour est passée par là. Si bien que la misère des personnages ne transparaît jamais. Enfin, on les montre sous un jour nouveau, ou bien le véritable. Serait-ce cela qu’il faut voir ? Peut-être est-ce là l’une des suppositions de Vic quand il dit « que le monde est devenu sourd », lui qui ne jure que par la qualité sonore des vinyles.
Le cinéma russe, une personnification de la liberté ?
La liberté, pour un Russe, c’est bien davantage qu’une idée. C’est une manière de vivre, d’agir, de respirer. Elle n’a rien à voir avec l’éclatement des normes, elle n’est pas celle de l’être humain, mais elle revient plutôt vers lui. Milwaukee, l’une des villes les plus communautarisées du pays, semble traverser les tensions politiques et identitaires sans s’en soucier.
C’est le théâtre du film et le lieu emblématique qu’a choisi le réalisateur pour exprimer son hommage au Rêve américain. Curieuse manière, d’ailleurs, de le porter aux nues à l’aide des moins chanceux. Mais il y tient, car « il déplore la disparition d’un certain idéalisme » dans le pays ; selon lui, « si vous venez ici et déclarez que le Rêve américain n’existe plus, c’est que vous ne l’avez pas amené avec vous. Car le Rêve américain est mort que s’il est mort en vous ».
Ce rêve, il l’introduit aussi par de nombreuses références à Dieu, dites dans la bouche d’un tétraplégique. Le vieil homme noir, cigarette au bec, ouvre et ferme le film comme s’il venait de nous conter la belle histoire de l’humanité. Condamné à rester au lit, on se surprend à l’entendre réciter un plaidoyer sur la vie : « La vie est merveilleuse. J’aime tout dans la vie. » Voilà l’une des libertés à laquelle veut nous faire goûter Kirill Mikhanovsky : on la déguste durant tout le film, notamment avec Dima le boxeur et le grand-père.
Un cinéma d’avenir
Entre un plaidoyer pour le rêve américain et une confrontation de plusieurs destins en apparence malheureux et délaissés, mais pourtant porteurs d’espoir, le réalisateur conquiert un territoire. En marchant là, à Milwaukee, parmi les laissés pour compte et les déracinés, Noirs, Russes, personnes âgées ou handicapées, il les rend aussi, voire plus vibrants que les autres citoyens. Honorer la mémoire d’un défunt selon la tradition russe, tomber amoureux, aider les autres jusqu’au bout, participer à un concours de chant entre personnes handicapées, rire et ne pas trop se raisonner : autant d’ingrédients que l’on savoure comme la boîte de choucroute que Dima traîne avec lui jusqu’à réussir à l’ouvrir.
Kirill Mikhanovsky a gardé son intuition toute russe. Le bulldozer américain n’est pas passé sur lui, ni ne l’a contaminé. C’est heureux, et même bienvenu. On en redemande et on y croit, à ce cinéma qui respire et qui vit, qui passe outre la vie déshumanisante et stérile que l’on nous vend à force de faire passer la force, l’égocentrisme, la beauté factice et la richesse comme une médaille de luxe. Et si aucun de mes chefs n’était partant pour un entretien avec le réalisateur, je crois fermement à la force de ce cinéma – la même qui finissait par jaillir, autrement pleine d’espérance, dans le fabuleux documentaire M –, à son avenir et à sa raison d’être. Un cinéma qui ne se charge pas de changer la face du monde à coups d’idées mais en aidant à changer de regard, qui ne se baignera pas de larmes pour autant ni ne se fermera sous les paupières pour corriger la pensée et le cœur.
Voir et voir mieux, là est l’un des droits du Septième Art. Car l’humain est ici bien mieux traité qu’ailleurs, il ne requiert pas la pitié ni ne la souffre ; il ne subit pas son humanité mais il est motivé par elle ; il est fort par estime, beau par sa fragilité maladive et vivante. C’est sans doute cette forme d’art qui peut sauver le monde. Si le Rêve américain pouvait prendre ce nouveau visage et repartir à la charge.
Give me Liberty, de Kirill Mikhanovsky, avec Chris Galust, Lauren “Lolo” Spencer, Maksim Stoyanov, 1h51, le 24 juillet au cinéma