Avignon – “Pelléas et Mélisande” : Julie Duclos étreint la densité spirituelle de Maeterlinck
Julie Duclos livre une très belle mise en scène de Pelléas et Mélisande, respectant les mots, les silences et la « densité spirituelle » de Maurice Maeterlinck. Avec sa troupe d’acteurs d’une remarquable finesse, elle déjoue tous les pièges que le dramaturge belge pose souvent à la modernité. Un véritable voyage dans les méandres de l’âme humaine.
La scène s’ouvre avec une série d’images en noir et blanc, projetées sur un écran blanc à l’avant-scène : espèces en voie de disparition (abeilles, loups, etc.), guerres, banquise, migration… Soudain, une forêt verte, dans laquelle se promène Golaud jusqu’à sa rencontre avec Mélisande : récit du passé, devenu – par ce simple moyen cinématographique de la colorisation – plus présent, plus intime à nous que les grandes catastrophes en cours. Hier et aujourd’hui s’entremêlent subtilement, même si nous ne pouvons alors nous empêcher de craindre une lecture idéologiquement forcée, qui enfermerait Maeterlinck dans la seule compréhension que Julie Duclos s’en fait.
De l’effondrement d’un monde
La metteure en scène ne cache pas la lecture qu’elle fait du drame : « Il est question d’un monde au bord de l’effondrement », qu’elle assimile par la suite, dans sa note d’intention, à « la fin du monde ». Un tel saut nous semble un peu rapide, mais qu’importe ? Nul écrivain de haute tenue ne peut être circonscrit à la lecture que nous en avons ; Maeterlinck est incontestablement l’un des plus grands, alors qu’il est dans le même temps l’un des plus difficiles à mettre en scène tant ses textes requièrent du silence et de l’immobilité pour laisser jaillir la parole qui porte en elle-même tout un destin, tout le poids d’une existence.
Fin du monde, peut-être, fin d’un monde certainement : il y a la forêt initiale qui enserre le château, dans laquelle Golaud se perd et Melisande ne se fonde plus, ainsi que les énormes et sombres grottes sur lesquelles « tout le château est bâti », assises d’ombre qui appellent impitoyablement la chute. Le ciel lui-même est obstrué, provoquant les larmes de Mélisande : « Tu pleures de ne pas voir le ciel ? À ton âge, on ne pleure plus pour ces choses » (citation de mémoire).
Cernés de toutes parts, les protagonistes n’ont d’autres solutions que d’entrer en eux-mêmes pour y faire la vérité, en attendant l’implacable dénouement que pas même un roi, aucun puissant, ne peut entraver : « Je ne suis me suis jamais mis en travers d’une destinée », reconnaît Arkel, roi d’Allemonde et père de Golaud. Impuissance d’Arkel, qui traverse la pièce comme un fil blanc, diaphane, lui qui avoue ne voir « jamais que l’envers des destinées », lui qui retient Pelléas au royaume jusqu’à provoquer sa perte, lui qui se méprend sur ce que vit Mélisande, lui qui assiste enfin à la mort de l’héroïne, sans avoir anticipé sa brusquerie…
Multiplication des espaces
La scénographie qui suit le court film initial nous dévoile une maison sur deux étages, décor contemporain en bois, sobre et presque naturaliste : à l’étage, des appartements beiges où le roi échange avec son épouse, où Pelléas et Melisande nouent une forme d’intimité dans l’attente du retour de Golaud, parti à la chasse ; en bas, l’appartement bleuté de Mélisande et Golaud, dont une partie peut se détacher de l’ensemble (signe évident de la division qui s’accroît dans la maison, la famille, le royaume – Golaud ne devait-il pas éviter une guerre par un mariage avec une autre ?) pour s’avancer près du public.
Les espaces sont notamment créés par ces voiles de projection (signés Quentin Vigier), qui ouvrent totalement la scène, resserrent au contraire à l’avant-scène ou projettent dans un au-delà du seul château (avec la forêt montrée à l’étage). Ils le sont également par le beau travail de la lumière, œuvre de Mathilde Chamoux, et du son effectué par Quentin Dumay : la création sonore semble parfois nous entraîner dans une fiction radiophonique, faisant naître des images indépendamment même de ce qui se déroule sur scène, telle la scène des deux frères dans la grotte.
Éloge de la lenteur
Mélisande incarne, aux yeux de Julie Duclos, l’archétype de l’étrangère, celle qui vient de loin, d’une terre qui la meurtrit jusqu’à l’empêcher de prononcer son origine. Interprétée remarquablement par Alix Riemer, elle est la femme à la fois radicalement incarnée, unique, et la femme universelle : Maeterlinck reprend à la Bible – et notamment au Cantique des Cantiques – le procédé littéraire et symbolique de la répétition des paroles, pour ancrer dans une réalité invisible la parole-destinée.
L’intelligence profonde de Julie Duclos se mesure également – surtout ? – par la manière dont elle dirige ses comédiens : les mouvements sont lents, parfois imperceptibles, tandis que les dialogues laissent toute sa place au silence, terreau fondateur de toute parole dans l’œuvre de Maeterlinck. Nous sommes aux antipodes de l’improbable compréhension d’un Pascal Kirsch, qui avait mis en scène La Princesse Maleine au festival d’Avignon il y a deux ans. Julie Duclos explique elle-même ne pas vouloir adapter le texte, mais le porter à la scène – à rebours de l’immense majorité des compagnies actuelles. Elle aime les mots et les secrets du dramaturge belge, qui ne peuvent être portés à la scène qu’en acceptant l’inhérente lenteur de chacun de ses textes – ce qui ne manque souvent pas de provoquer l’ennui.
Matthieu Sampeur en Pelléas, Vincent Dissez en Golaud, Philippe Duclos en Arkël, Stéphanie Marc en Geneviève, Émilien Tessier en médecin, jusqu’au petit enfant (au rôle si important !) qui a interprété, le soir de la première, le rôle d’Yniold (Clément Baudouin, Sacha Huyghe, Eliott Le Mouël), tous acceptent le mystère scellé dans leur parole lente. Le phrasé lui-même rappelle les films d’Eugène Green ou de Robert Bresson : l’épuration du sentimentalisme – qui s’inscrit non seulement contre le réalisme de la seconde moitié du XIXe siècle, mais aussi pour nous aujourd’hui contre le jeu affecté, type “Actors Studio”, du XXe – marque l’échec de toute compréhension psychologique et la possibilité d’un au-dedans de la parole. Car le symbolisme, au sens judéo-chrétien du terme et contrairement à l’héritage grec (le bain culturel de la pièce est biblique, en écho à Caïn et Abel, en écho à Absalon, cité dans le texte, qui tue son frère pour avoir abusé de sa sœur), n’ouvre pas à un en-dehors, à un au-delà de soi, mais à un au-dedans, abyssal.
Étreinte rythmique
En ce sens, Julie Duclos laisse ses admirables comédiens devenir les marionnettes de la parole, vision si chère à Maeterlinck qui désirait « écarter entièrement l’être vivant de la scène » afin de faire entendre le poème et ses infimes variations. L’écrivain parlait ainsi « d’élever la scène jusqu’au niveau du poème ». L’exploit de la metteure en scène est d’avoir fait jaillir ce poème, intact, brûlant, incandescent, sans négliger la scène, signe que l’un et l’autre peuvent s’étreindre harmonieusement. C’est qu’incontestablement, Julie Duclos aime Maurice Maeterlinck, non en cherchant à le réduire à elle-même, mais en travaillant à faire coïncider, s’épouser leur rythme respectif.
Il y a bien sûr des choix que nous pourrions discuter, tels les costumes ou l’architecture de la demeure ; il y a bien sûr des omissions que nous regrettons en puriste obtus : lorsque l’enfant parle de la porte, nous ignorons sa pleine symbolique, puisque la toute première scène de la pièce – mêlant les servantes et le portier – a été coupée. Mais il nous faut reconnaître que nous ne perdons finalement que bien peu, en comparaison de ce qui nous est donné (et comme Claude Debussy lui-même l’avait retirée, que pourrions-nous dire ?).
Ce qui nous est donné est d’une belle richesse, en témoigne la scène de l’enfant qui regarde, juché sur les épaules de Golaud et à la demande de ce dernier, ce qui déroule dans la pièce. Plutôt que nous montrer l’action, Julie Duclos se concentre sur l’immobilité : nous voyons Pelléas et Mélisande totalement immobiles, tandis que résonne la description maladroite de l’enfant qui ne comprend pas ce qu’il voit sous yeux, alors qu’il est harcelé de questions par le prince jaloux. Le déplacement de l’angle de vision est exactement inverse de celui adopté par Nâzim Boudjenah dans Intérieur, mis en scène il y a deux ans au Studio-Théâtre de la Comédie-Française. L’un comme l’autre fonctionne, parce qu’il y a le silence, l’acceptation impénétrable et la fragilité du verbe.
DISTRIBUTION
Création : 5 juillet 2019 à la FrabricA (Avignon)
Durée : 2h
Langue : française
Public : à partir de quatorze ans
Texte : Maurice Maeterlinck
Mise en scène : Julie Duclos
Avec Vincent Dissez, Philippe Duclos, Stéphanie Marc, Alix Riemer, Matthieu Sampeur, Émilien Tessier. Et en alternance Clément Baudouin, Sacha Huyghe, Eliott Le Mouël
Scénographie : Hélène Jourdan
Lumière : Mathilde Chamoux
Vidéo : Quentin Vigier
Son : Quentin Dumay
Costumes : Caroline Tavernier
Assistanat à la mise en scène : Calypso Baquey
Crédits photographiques : Christophe Raynaud de Lage
OÙ VOIR LE SPECTACLE ?
Spectacle vu le 5 juillet 2019 à la FabricA (Avignon)
- Du 16 au 18 octobre 2019 : La Comédie (Reims)
- 13 et 14 novembre 2019 : CDN de Normandie-Rouen
- Du 27 au 30 novembre 2019 : théâtre du Nord (Lille-Tourcoing)
- 17 et 18 décembre 2019 : CDN Besançon Franche-Comté
- Du 4 au 8 février 2020 : théâtre national de Bretagne (Rennes)
- 13 et 14 février 2020 : La Filature (Mulhouse)
- Du 22 février au 21 mars 2020 : Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris)
- Du 25 au 29 mars : Célestins (Lyon)
- 2 et 3 avril : théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines
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