Lettre à une jeune guerrière – “La Résistance” d’Ernesto Sabato
Quelques années avant sa mort, le grand écrivain argentin Ernesto Sabato écrit La Résistance, cinq lettres destinées à ses lecteurs. Comme un écho, Paméla Ramos puise son inspiration dans cette démarche en imaginant une narratrice, âgée, qui s’adresse à Clarissa, une enfant privée de son père, dans une lettre testamentaire à la puissance intellectuelle et poétique assumée.
« Si tous, moi non »
À propos de La Résistance, d’Ernesto Sabato (2002)
Résumé éditeur — Dans cinq lettres adressées au lecteur, Ernesto Sabato poursuit son analyse de notre monde entré dans le XXIe siècle et plaide pour un nouvel humanisme avec la conviction que seules les valeurs spirituelles pourront sauver la condition humaine d’une catastrophe annoncée.
Le culte de l’économie et de la technique, l’emprise de la mondialisation et du bonheur marchand, les dérives des applications de la génétique font peur. Notre société virtuelle nous éloigne des choses de l’esprit et du cœur et nous plonge dans une indifférence métaphysique mortelle.
Il est urgent, nous dit Sabato, dont toute l’œuvre est traversée par la hantise du mal, de retrouver la primauté des affects, du dialogue entre les hommes, de l’imagination, de reprendre foi en notre destin. Il est urgent de proclamer notre « espoir démentiel » et de refonder un nouvel humanisme.
Ces lettres sont un cri d’alarme, un appel à entrer en résistance contre un monde qui nous conduit à notre perte.
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“However vast the darkness, we must supply our own light.”
Stanley Kubrick, Playboy, 1968.
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Chère Clarissa,
Tu liras cette lettre un jour où, raccompagnée dans mon sol par des êtres de confiance, il m’aura enfin été possible de finir dignement. Je voudrais ici tenir ta main brûlante dans la mienne sèche et froissée par les brouillons de vie abandonnés dans les bois. Te regarder avec tout le sérieux qui effraie tant les premières tempes, t’offrir ce sérieux. Si tu le peux, respire profondément, pense à ton père disparu, et écoute-moi te parler d’Ernesto.
« Notre mission d’hommes libres dans un camp de prisonnier est d’œuvrer en faveur de ces malheureux par tous les moyens dont nous disposons. »*
Les petites phrases musicales, les ritournelles tristes ou les constructions orgasmiques, points d’orgue dans nos ventres affolés, sont ce qui reste lorsque toutes les grandes œuvres ont été dépliées. Tout est toujours à refaire, sur des canevas de toutes les tailles, avec des fils de diverses matières. Mais sache-le, Clarissa, à la fin de la journée, c’est un éclat, trois notes, un proverbe tout au plus qui nous accompagnera vers nos demeures pour la nuit. Un cri, un vrai, comme tu apprendras à les reconnaître au milieu du bruit des fausses pleureuses, terrées dans un vague statut usurpé de victime, qui feignent des urgences qu’elles désespèrent de ressentir un jour.
Ernesto Sabato était lui-même très vieux lorsqu’il écrivit cinq lettres dépouillées à ses lecteurs, cinq credo, cinq sentences. Venait-il de comprendre que si toute la substance magnifique de ces missives était déjà infusée dans sa trilogie romanesque reconnue et déjà culte, il était possible qu’il n’ait pas été assez direct, assez insistant, assez accessible, et qu’il lui fallait urgemment rectifier ce qu’il jugeât, dans un sursaut, malentendu ? Qu’après l’excroissance surnaturelle de son Héros et tombes ou la descente viscérale dans son Tunnel, les saignées qu’il s’était infligé lui avaient rendu forme humaine, que non pas apaisé mais résistant, il ne pourrait plus cesser d’attendre l’écho de son sonar au pouls plus lent mais impavide, et à la constance résignée à ne plus rencontrer que ceux qui accepteront de porter le cercueil tout en recueillant la flamme ? Ces cinq lettres, Clarissa, il les a écrites pour que, lues par les belles âmes, elles l’aident à mourir. Il ne mourut pas sur l’heure, mais quand je les découvris, moi, huit ans après sa mort, il me parut bel et bien que ces raccourcis dans son extrême subtilité, testament brutal d’une richesse infinie à se partager entre trop encore, venaient annoncer le scandale : un homme d’exception est mort. Cet homme avait pour nom Ernesto Sabato.
« Qui n’aime pas sa région, son paese, son village, son petit coin de terre, sa maison, si pauvre soit-elle, peut difficilement respecter les autres ; quand tout est désacralisé, l’existence est assombrie par un amer sentiment d’absurdité. »*
Il faut aimer son coin, Clarissa, même si tu le subis. Garder, comme préconise un personnage de Proust, un « grand morceau de ciel » constamment au-dessus de toi, que ton cœur dévasté y reflète l’état réel du monde, la présence constante du mal, la difficulté de faire le bien comme de le ressentir. Adonne-toi à ce qui te passionne, nous dit encore Ernesto, sans croire une seconde que cette passion étanchera un jour ta soif, sans imaginer qu’elle modifiera le cours des choses, pas avant en tout cas de t’avoir façonnée, toi. Fuis le bruit, regarde bien ta mère – ou ce qu’il en reste, sur le seuil, et recherche la compagnie de ceux qui n’oseront jamais te retenir ; ceux-là, protège-les avec la même ferveur que tu mettras à engager les grands travaux que ton destin te commande.
« Sur cette voie, impure et contradictoire comme le sont tous les cheminements humains, ma sauvegarde a été assurée par un sens intuitif de la vie et une détermination effrénée face à ce que je croyais vrai. L’existence m’apparaissait, comme au protagoniste de La Nausée, semblable à un insensé, gigantesque et gélatineux labyrinthe, et, à l’instar de ce même personnage, j’ai éprouvé un ardent désir d’ordre pur, d’une structure d’acier poli, nette et résistante. Plus les ténèbres du monde nocturne m’assaillaient, plus je me raccrochais à l’univers platonicien, car lorsque le tumulte intérieur est grand, nous sommes davantage enclins à nous retrancher derrière un ordre quelconque.« *
Dans les forêts pétrifiées, où ton père t’attend, prends conscience du temps qui sépare un événement d’un autre, observe la dignité partout où tu la croises, et célèbre-la pour les sourds-muets qui ne le peuvent plus. Et bon sang, Clarissa, n’emporte que le nécessaire sans chercher à te préserver. Il n’est pas dit qu’il faille tout obtenir, quoi qu’il en coûte : mais la croissance personnelle infinie que te permet l’espace créé par l’abandon du reste, c’est ce qu’il te faut viser, oui. Fais de l’espace pour développer ton âme la plus redoutable, exerce-la, ne les laisse jamais la prendre.
« Pour notre culture, la nuit sera la perte des objets, qui est la lumière qui nous éclaire. […]
De même qu’à la mort d’un être quelque chose se produit dans son esprit qui conduit à l’acceptation de la fin, il est important que notre culture achève de se dépouiller. »*
Brille, parce que c’est possible, pour le geste, moins pour guider – tu seras vieille bien assez tôt pour te retourner alors – que pour fournir ta propre chaleur, ta propre lumière dans les ténèbres vastes que tu pars cartographier la peur au ventre. C’est bien d’avoir peur, Clarissa, de prendre les zones à risque au sérieux, d’éviter d’envoyer des hommes valeureux mourir pour te sortir de là : c’est bien d’avoir conscience de la valeur plus élevée d’autres existences que la tienne, de mourir de honte avant d’imaginer qu’ils seraient à ta disposition. Mets-toi d’abord toi, à la leur. Être disciple est plus libérateur qu’on ne le croit. Ta liberté une fois permise n’en a que plus de cran, elle connaît bien les geôles, les frustrations, la lente combustion de celle qui attend son heure : lorsque ta porte s’ouvre, et elle s’ouvre souvent, Clarissa, c’est bien plus qu’un voyage qui s’amorce alors, c’est un grand trip en vrille, une extase d’affamé, la confirmation de l’Atlantide. Prends-toi aussi de bons maîtres, éloignés dans le temps, déshabille-les, aime-les pour leurs corps débiles et leurs manières toquées, ne leur épargne rien de tes défis insolents, tu verras ce qu’il reste, quand on les a tués. Tout ce qu’il reste. C’est ton beurre clarifié, dont tu te nourris sans crainte, la base de ta santé mentale.
Déteste goulûment, avec voracité, tout ce qui attaque tes valeurs et qui entrave tes jambes. Tu te tromperas d’ennemis et compteras tes morts, alors seulement tu connaîtras la joie pleine de réels échanges réconciliés, confrontés. Ne fuis jamais le conflit, provoque-le dès qu’une situation s’embourbe, pourrit. Ne quitte aucun combat sans être certaine d’avoir bien éteint les foyers : l’ardeur que tu attises sera mieux dirigée, jamais accidentelle.
« Les êtres humains oscillent entre la sainteté et le péché, la chair et l’esprit, le bien et le mal. Et la plus grave, la plus stupide des choses que l’on ait faite, depuis Socrate, c’est de vouloir proscrire leur côté obscur. Ces puissances sont invincibles. Quand on a cherché à les détruire, elles se sont tapies dans l’ombre et finalement rebellées avec une violence et une perversité accrues. […] La vie est un équilibre terrifiant entre l’ange et la bête. Nous ne pouvons parler de l’homme comme s’il était un ange, et nous ne devons pas le faire. »*
Ma petite, toute petite Clarissa, tu tiendrais dans la main de chaque géant que tu les ferais tous plier par l’absolue détermination que tu mettras à te refuser à tous. Aime un homme plus simple que toi, et tous les jours comme s’il fallait le tirer de ton feu. Lorsque le feu s’éteindra, abandonne-le et remets-toi en route vers le prochain. Grandis, trempe les hommes que tu croiseras en souvenir de ton père et il te reviendra : tous les pères ne sont pas perdus, Clarissa. Je connais le bois où se trouve le tien, mais ne te le dirai pas. Reste longtemps, entre chaque chagrin, chaque cœur arraché, seule et sans accès : tu seras bien plus définitive encore lorsque tu choisiras le prochain. Chaque homme que tu aimeras sera le dernier, intact, superposé aux absences des autres. Tu les révèleras, tu apprendras leurs secrets, et précéderas les coups. Alors seulement, Clarissa, amochée mais vivante, dans les pas d’Ernesto mais déjà au-delà de bien d’autres, tu te retourneras. Ce que tu verras, je ne le sais pas pour toi.
Si tu penses faillir, viens visiter ma tombe, où sont inscrits les mots d’un autre : « Si tous, moi non ». Pose dessus un petit araucaria, l’arbre chilien préféré du garde forestier Tortorelli, grand ami de Sabato. Marche dans l’allée comme si Kubrick te filmait. Lève la tête, songe à quelques mots d’Argentine, souviens-toi que tu appartiens à une histoire sacrée dont l’issue dépend de l’incendie que tu allumes, et reprends-toi. Je te regarde, j’attends la suite. Tout le monde te regarde. C’est à toi.
« Puis Tortorelli nous a conduits jusqu’aux confins de la steppe patagonne et nous a montré les cyprès tordus et souffreteux qui, pour reprendre son expression, « protègent l’arrière-garde ». Durs et stoïques, pareils à une légion-suicide, ils livrent l’ultime combat contre l’adversité.
Je crois aux cafés, au dialogue, je crois à la dignité de la personne, à sa liberté. J’ai la nostalgie, presque anxieuse, d’un infini, mais humain, à notre mesure. »*
* Citations extraites de La Résistance, d’Ernesto Sabato, traduit de l’espagnol (Argentine) par Gabriel Iaculli, Seuil, 2002.
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Deux fois par mois, Paméla Ramos s’approprie un livre absent de l’actualité littéraire immédiate : pas nécessairement récentes, difficiles à classer, fondatrices ou parfaitement inconnues, ces raretés hautement désirables nous sauvent la vie en la rendant respirable au creux de leurs élégants silences ou de leurs explosives révélations. Arpentons la bibliothèque des recoins, du désert et des limbes.
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