Pleurer au théâtre
Pourquoi pleure-t-on aisément au cinéma et presque jamais au théâtre ? L’expression du vivant a-t-elle moins de capacité sensible que les images enregistrées et projetées ? Un mystère qui fait l’objet du nouveau vagabondage théâtral de notre chroniqueur Jean-Pierre Han.
Je me suis souvent demandé pourquoi on pleurait plus aisément, et plus souvent, au cinéma qu’au théâtre. Ce qui demeure à mes yeux une anomalie qui tendrait à prouver que l’on est plus sensible aux images enregistrées et projetées qu’à l’expression du vivant.
Tout au plus pourrais-je ajouter que dans le premier cas nous sommes dans le noir absolu, ce qui peut favoriser l’épanchement, et dans le deuxième dans une salle qui l’est un peu moins, voire pas du tout comme désormais chez Marie-José Malis qui nous laisse – allez savoir pourquoi – en pleine lumière quel que soit le spectacle qu’elle nous présente.
Est-ce à dire que l’on se laisserait moins aller à nos petites et grandes émotions au théâtre ? D’ailleurs, d’aussi loin que je me souvienne, il ne me semble pas avoir jamais pleuré au théâtre. J’ai beau me triturer l’esprit, faire remonter de ma mémoire (toujours cette histoire de mémoire, décidément !) d’antiques souvenirs : rien, je ne trouve rien, pas la moindre petite larme de-ci de-là.
L’affaire est grave, car enfin c’est là chose tout à fait impossible après avoir assisté à quelques milliers de spectacles. J’en suis donc réduit à faire l’aveu que, chez moi, la censure doit fonctionner à plein. Eh bien oui, bien sûr, j’ai dû pleurer. D’émotion, de rage (ah oui, de rage ; on pleure bien quand la torture est trop forte) ou de rire : je suis humain tout de même !
Donc j’en viens à me poser la question concernant les raisons de cette censure. J’assimile sans doute le fait de pleurer à une sorte de sensiblerie mal placée, peu avouable donc, surtout pour un homme ! À force, me remonte finalement et très confusément la sensation d’avoir quand même dû essuyer discrètement une petite larme de temps à autres. Mais discrète et retenue afin que mes voisins n’y voient que du feu : nous aussi, spectateurs, sommes en représentation ! Mais ne me demandez pas à quel spectacle, là ce serait vraiment trop !
Pour me consoler je me dis n’avoir pas non plus souvenir d’avoir vu (ou entendu) mes voisins pleurer, donc le mystère demeure entier. Un qui devrait être content, c’est le petit père Brecht avec sa fameuse distanciation ! L’esprit critique on le garderait donc toujours, n’est-ce pas ?
Un autre qui, en revanche, ne se gênait pas pour pleurer, c’était l’ami (que je me plais à saluer ici) Jack Ralite, surtout vers la fin de sa vie. Il n’arrêtait pas, même en débat ; un trop plein d’émotion montait par paliers chez lui, et l’émotion devenue palpable finissait par gagner tous ceux venus là pour l’écouter. Une drôle de sensation se saisissait de l’assemblée. Comme si une énorme vague venait déferler sur toute elle. Quant à l’animateur de la rencontre (moi en l’occurrence, à plusieurs reprises) il tentait de tenir son rôle dignement, plutôt gêné aux entournures… Mais voyez comme les choses vont : au lieu de vous parler de mes propres pleurs me voilà à évoquer ceux de l’ami disparu. Une belle manière de détourner le problème qui reste entier.
Lire les derniers vagabondages de Jean-Pierre Han :
- Le critique comme pêcheur (mars 2019)
- Mémoire théâtrale : que reste-t-il d’une soirée passée au théâtre ? (février 2019)
- Éloge du commentaire de l’artiste : adieu la critique ! (janvier 2019)
- Un grave oubli : auteurs et autrices de théâtre en mal de reconnaissance (décembre 2018)
- Le sommeil du juste (novembre 2018)
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Critique dramatique et rédacteur en chef des Lettres Françaises, directeur de la publication et rédacteur en chef de Frictions, Jean-Pierre Han est une des plumes incontestées du monde théâtral, privilégiant une approche essentiellement politique. “Vagabondage théâtral” est sa chronique mensuelle pour les lecteurs de Profession Spectacle.