La musique comme instrument “normal” de propagande politique
La musique comme instrument de propagande politique ? Nihil novum sub sole. Rien de nouveau sous le soleil. Sauf qu’il est terrifiant de lire un reportage gentillet de l’AFP, repris aveuglément par d’autres médias, qui explique et avalise le phénomène en Indonésie sans le moindre esprit critique : des candidats qui manipulent les électeurs en faisant appel aux artistes ? Où est le problème ? Il est au cœur même de la démocratie.
“Humeurs actuelles”
Mercredi 17 avril 2019 aura lieu l’élection présidentielle indonésienne de 2019 afin d’élire pour cinq ans le président et le vice-président de l’Indonésie, pays de 260 millions d’habitants qui compte la plus importante population musulmane au monde. Pour la première fois dans le pays, des élections législatives ont lieu simultanément.
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Autant dire que l’enjeu est décisif pour le plus grand archipel au monde. Or le reportage gentillet publié par l’AFP, repris souvent aveuglément par d’autres, fait peur. Très peur. La musique est réduit au rang d’outil de propagande pour aveugler, pour conditionner, pour contrôler.
L’AFP titre ainsi son reportage : « L’Indonésie monte le son : la musique arme secrète de la campagne électorale ». Et d’expliquer que chaque candidat fait appel à telle star, au dangdut et ses danses suggestives ou au contraire au rock le plus énergique, selon qu’on veut attirer des groupes « conservateurs » (mot qui, dans ce contexte, ne veut strictement rien dire) ou « traditionnels ».
Tout se déroule comme s’il n’y avait aucun problème de fond. Cette absence d’esprit critique effare, l’AFP se faisant le relai descriptif d’une réalité qui aurait mérité une analyse approfondie. Car qu’est-ce qui sort d’un tel reportage ? Que le candidat qui sera élu est non seulement celui qui aura le plus promis, peut-être même le plus menti, mais aussi celui qui se sera entouré d’un maximum d’artistes — ou des meilleurs — pour manipuler les fans, les foules.
La parole de conclusion — qui, pour tout journaliste digne de son nom, ne saurait être neutre ou anecdotique — est laissée à Bens Leo, journaliste indonésien spécialiste de la musique : « La musique fait partie de notre mode de vie ici. Et vous pouvez parier qu’une grande majorité des fans d’un groupe vont voter pour le candidat que leur star choisit. »
La phrase glace le sang, parce que d’une part elle place l’art — ici la musique — comme instrument de propagande, d’autre part elle réduit une grande partie de la population à l’état de moutons suivant le berger qu’est la star. Terrifiant. La démocratie tient décidément à peu.
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L’utilisation de la musique comme instrument de propagande politique n’est pas nouveau, nous l’avons dit, mais elle était surtout le fait — au XXe siècle — des dictatures ou des organes les soutenant, ainsi que l’a très bien montré un George Steiner dans Dans le château de Barbe-Bleue ou, plus récemment, l’historien Johann Chapoutot : les exemples pullulent, des sons et lumières de Nuremberg sous l’Allemagne nazie à la fête de l’Huma, journal — faut-il le rappeler ? — qui fut durant de longues années l’instrument français de la sanguinaire dictature communiste en Russie, jusqu’à titrer en mars 1953 : « DEUIL POUR TOUS LES PEUPLES qui expriment, dans le recueillement, leur immense amour pour LE GRAND STALINE ».
Nous pourrions évidemment citer de nombreuses chansons pour (ou contre) tel ou tel candidat de la Ve République, qui relèvent parfois du ridicule — Ah ces farces mélodiques en l’honneur de Valéry Giscard d’Estaing ! —, parfois de la mise en garde résolue (« Un jour en France » de Noir Désir, contre le Front national). Mais rien qui ne soit savamment orchestré jusqu’au début des années 2000 et l’arrivée d’une génération dite « décomplexée » parce que très libérale, planifiant des meetings sous forme de gigantesques grand-messes.
Tout est devenu consommable, la pensée comme l’art, au service du pouvoir. Bien des artistes, parce qu’ils se sentent être désormais la conscience du monde, se sont érigés en hérauts, en thuriféraires d’apprentis-dieux de la politique. Le problème n’est pas tant qu’ils aient des convictions et le disent publiquement (peut-être même sont-ils de bonne foi), que le fait qu’ils usent de leur art pour obtenir l’adhésion de leurs fans, de personnes influençables… De même que le problème n’est pas tant que l’AFP se saisisse du sujet qu’il en fasse une réalité normale d’une démocratie.
Les “humeurs actuelles” de Maussano Cabrodor sont des tribunes libres qui, au même titre que toutes les tribunes libres publiées dans ce journal, ne reflètent pas la position de tous les journalistes et chroniqueurs qui y collaborent, mais visent à favoriser la pluralité des voix et des approches.