“Chanson douce” de Leïla Slimani : la Comédie-Française ouvre sa porte au loup
Ne vous fiez pas au titre : Chanson douce de Leïla Slimani, prix Goncourt 2016, est un roman qui fait entrer l’horreur, par le biais d’une nourrice, dans la vie confortable d’un jeune couple. L’adaptation et la mise en scène, signées Pauline Bayle, servent magistralement le texte de l’auteure grâce au jeu proche de la perfection des trois comédiens de la Comédie-Française.
Chanson douce de Leïla Slimani, prix Goncourt 2016, est un roman qui fait entrer la sauvagerie, la mort, l’hybris, dans la vie confortable et banale d’un jeune couple urbain aisé qui décide de confier ses deux enfants, un garçon et une fille comme dans toutes les familles normales, à une nourrice qui va se révéler, successivement, comme la bienfaitrice des parents et le bourreau des enfants.
Pauline Bayle a choisi d’adapter elle-même (sans l’aide de l’auteure) et de mettre en scène le roman de Leïla Slimani. Hormis quelques faiblesses qui tiennent à la difficulté de l’exercice (transformer un roman en pièce de théâtre) bien plus qu’à la mise en scène, le résultat est prodigieusement juste et efficace. Prodigieusement car Pauline Bayle représente et incarne le basculement dans le tragique et l’horreur de cette famille normale avec une économie de moyens, une humilité même, qui sont la marque du grand théâtre. Point de vidéos envahissantes cherchant à habiller et cacher la misère, point d’illustrations sonores agressives mais une sobre scénographie (un canapé et une table basse, une table et quelques chaises) montrant un intérieur banal et rassurant, et surtout une mise en scène pleine de grâce malgré le tragique destin dont elle montre la progression. Mise en scène fluide, glissée, organisée en un jeu de relais et de subtiles métamorphoses qui repose tout entier sur l’admirable aisance des comédiens.
Il suffit ainsi à Sébastien Pouderoux et Anna Cervinka, qui jouent à la fois les parents et les enfants (comme pour dire que les uns sont le prolongement des autres), d’un accessoire, d’un changement de voix, d’une modification de démarche ou d’un léger déplacement pour incarner à merveille leurs différents personnages. Il leur suffit de se mettre en maillot de bain et de poser une serviette sur la scène pour faire voir et sentir au spectateur leurs vacances en Grèce. Voilà donc une mise en scène qui, partant d’un roman, convoque aussi les charmes du conte et du rêve. Qui sait aussi montrer la terreur des cauchemars.
Cette ambiguïté, cette troublante ambivalence, Florence Viala, qui joue la nourrice Nina Dorval (ainsi que l’enquêtrice qui ouvre et clôt la pièce), les porte dans son corps, ses gestes et sa voix, elle les fait voir par son regard. Figure éminemment complexe et fascinante, elle est porteuse et révélatrice d’une faille qui va s’élargissant et qui finit par engloutir dans l’horreur de sa gueule grande ouverte – une famille normale.
Lumière et obscurité
Ce sont d’abord l’ordre et la lumière que fait entrer la nourrice, qui devient vite aussi femme de ménage et cuisinière, dans l’intérieur et la vie du couple bourgeois que forment Paul et Myriam. Sitôt passée l’habituelle et vague mauvaise conscience des parents qui décident de confier leurs enfants à une nourrice, Paul et Myriam s’émerveillent de la discrète efficacité de Nina, qui sait tout faire et qui le fait humblement : « la lumière entre », « notre nourrice est une fée », « elle est devenue indispensable », s’exclament-ils tour à tour. L’idylle semble devoir durer. Son point d’orgue, et de basculement, est un séjour en Grèce : Nina aspire profondément l’air et la lumière méditerranéens, elle fait une rencontre épiphanique avec la beauté des îles et des maisons à la blancheur aveuglante. Elle semble bien désormais faire « partie de la famille » ainsi que le lui disent les parents. Pourtant, cet apogée ne fait que précéder la chute : l’envie submerge Nina qui n’a ni amour ni argent. L’envahissent aussi la peur et l’angoisse de perdre tout cela dès que les enfants auront grandi. La met enfin en colère le contraste entre la beauté de la Grèce et la laideur de la banlieue vers laquelle la ramène un triste RER.
Apparaît alors le côté obscur de Nina qui est le côté obscur non pas de la force mais de la maternité, côté obscur et comme inversé : l’infanticide rôde autour de celle qui donne naissance. Florence Viala donne ici toute la (dé)mesure de son talent : elle manifeste une parfaite humilité (celle de la Félicité d’Un cœur simple de Flaubert) et une absolue monstruosité (celle de la Médée d’Euripide) ; elle est rassurante et inquiétante, pour les enfants comme pour les parents ; elle fait entrer la lumière et la vie mais apporte aussi les ténèbres et la mort. Elle est fatiguée, résignée et pourtant immensément violente et révoltée contre l’injustice et la médiocrité de son sort : elle aime et déteste cette famille heureuse, stable et aisée, qu’elle rejoint dans un centre-ville accueillant depuis sa banlieue sordide – le roman et la pièce sont aussi porteurs d’une subtile critique sociale. Elle voudrait imposer définitivement sa présence (elle vient ainsi habiter chez Paul et Myriam pendant qu’ils sont en vacances avec leurs enfants), posséder ce qui ne peut que lui échapper. Elle voudrait que le temps se fige, que les enfants ne grandissent pas, pour qu’ils aient toujours besoin d’elle : à défaut de réussir à figer le temps, ce sont les enfants qu’elle décide de figer – dans la mort.
Nina est à la fois magicienne et sorcière : elle tient de la première la science du conte et le talent de mettre de l’ordre en claquant des doigts, telle Mary Poppins ; elle a de la seconde une familiarité avec les forces et les énergies obscures, avec la violence et la mort. Mais de tout cela, elle à la fois porteuse et victime car si elle est une menace pour la famille qui l’emploie, elle vit aussi une menace intérieure qui la ronge et la détruit. Elle est révélatrice et porteuse d’une faille au sein de la famille mais elle est aussi porteuse d’une faille en elle-même. Là encore, Florence Viala sait faire passer sur son visage et dans sa voix, de manière saisissante, l’extériorisation et l’intimité charnelle, qui tient aux entrailles, de la violence. Son jeu d’une complexité croissante montre la progression du désir criminel et de la folie, la « construction » d’un projet de meurtre destiné à faire taire la douleur intérieure.
Nous n’avons pas parlé du costume de Nina. Il faut en dire un mot car il est essentiel. Pauline Bayle a choisi une blouse grise boutonnée sur le devant qui évoque tant une infirmière ou une gouvernante de l’ancien temps qu’une prisonnière ou une patiente d’un hôpital psychiatrique. Façon là encore subtile, discrète mais prodigieusement efficace et « loquace », de dire la fêlure d’une personnalité clivée, évoluant de manière erratique entre ordre et désordre, mesure et démesure, santé et pathologie, sans jamais pouvoir atteindre l’unité.
Au centre, le vide
Dès le début de la pièce, la nourrice vient occuper le centre de l’intérieur et de la vie des parents, de la famille. La mise en scène est à nouveau très pertinente qui, lors de leur première rencontre, place Nina au centre du canapé et face au public tandis que les parents sont inconfortablement assis sur la table basse et font, eux, face à la future nourrice. Paul et Myriam ont visiblement envie d’être rassurés, ils désirent même, sans se l’avouer, confier à Nina une charge qui leur pèse, celle des enfants et de l’intendance domestique.
Sébastien Pouderoux et Anna Cervinka incarnent à merveille ces jeunes parents « dynamiques », craignant par acquit de conscience et désirant par égoïsme remettre à une « personne de confiance » la gestion de leurs « contraintes ». Le premier a la légèreté et l’inconsistance parfois des jeunes pères qui n’ont pas renoncé à leur adolescence : il exprime parfaitement le soulagement du parent qui peut enfin se replonger, en toute bonne conscience, dans son activité professionnelle. Il est en revanche un peu moins crédible lorsque, vers la fin de la pièce, il clame son dégoût d’habiter « une fosse envahie par des algues en putréfaction ».
Anna Cervinka, qui joue par ailleurs la fille rebelle de Nina ainsi qu’une autre nourrice, est parfaite dans le rôle de la jeune mère qui, sitôt les deux enfants mis au monde, vit dans la honte de son confinement domestique et veut clamer au monde entier qu’elle vaut « mieux que ça ». Ça c’est-à-dire le soin quotidien des enfants, de sorte qu’à la honte de se résumer à la maternité succède vite la culpabilité de les abandonner pour son activité d’avocate. Une faille existe ainsi dans la personne de Myriam (comme dans celle de Nina), faille qui en s’élargissant l’éloigne de ses enfants et lui fait craindre leur mort.
Si Nina a pu venir ainsi se placer au centre de la famille, c’est que ce centre était finalement vide, qu’il a été d’une certaine manière déserté par les parents qui, en ouvrant la porte à la nourrice parfaite, ont fait entrer le loup dans la maison.
La difficulté de mettre en scène la narration
Fidèle au roman, la mise en scène de Pauline Bayle est construite en analepse : l’issue du drame (l’assassinat des enfants) est annoncée au début de la pièce et la mise en scène consiste ensuite à montrer la marche de la fatalité et l’accomplissement du destin, à montrer « comment on en est arrivé là » (on songe à l’accomplissement de la prédiction faite à Macbeth), en privilégiant l’analyse des gestes et de l’intériorité des personnages, l’analyse de leurs relations.
La pièce comporte à cet égard un « encadrement policier » qui nous semble inutile et quelque peu maladroit. Jouée par Florence Viala, une enquêtrice apparaît à son début pour décrire de façon clinique la mort des enfants et à sa fin pour évoquer un procédé d’enquête (« c’est moi qui ferai la nourrice… je vais frapper trois coups et je me laisserai engloutir, dans la détestation de tout ») qui, défendant un « théâtre intérieur » nourri de l’immersion dans la psychologie d’un personnage, sonne comme une artificielle mise en abyme. On peut aussi regretter le ton monocorde et désincarné, artificiel là encore, adopté par les acteurs, face au public, lorsqu’ils remplissent leur tâche narrative. Mais ce n’est pas là leur qualité de jeu qui est en cause, simplement la difficulté de mettre en scène les passages narratifs d’un roman.
Tout cela n’enlève donc rien à cette qualité qui est exceptionnelle et qui porte très haut le texte de Leïla Slimani. N’enlève rien non plus à la force de la mise en scène humble et déliée de Pauline Bayle.
Spectacle : Chanson douce
Création : 2017
Durée : 2h
Public : à partir de 14 ans
Texte : Leïla Slimani (éditions Gallimard)
Mise en scène et adaptation : Pauline Bayle
Avec Florence Viala, Sébastien Pouderoux et Anna Cervinka
Scénographie : Pauline Bayle et Gaspard Pinta
Costumes : Bernadette Villard
Lumière : Pascal Noël
Collaboration artistique à la mise en scène : Isabelle Antoine
Crédits photographiques : Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française
Où voir le spectacle ?
Spectacle vu le jeudi 14 mars au Studio-Théâtre de la Comédie-Française (Paris)
– Du 14 mars au 28 avril 2019 : Studio-Théâtre de la Comédie-Française
> Relâche lundi et mardi ainsi que les 20 et 21 avril 2019.
> Prix des places : de 13 à 25 €.
– 14 mai 2019 : Espace 1789 de Saint-Ouen
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