Le Bobino vit au rythme du puissant et intense malambo : la danse des gauchos argentins
Depuis le 30 janvier et jusqu’au 21 avril, le Bobino à Paris vibre au rythme argentin, non celui si connu du sensuel tango, mais celui – intense – du puissant malambo : la danse des gauchos, des paysans de la pampa, des « ploucs » comme on les appelait dans les milieux culturels privilégiés de Buenos Aires.
À l’ombre de Montparnasse, dans ce lieu si cher à Georges Brassens, Barbara et Léo Ferré, le chorégraphe français Gilles Brinas et sa compagnie de danseurs argentins assurent le spectacle !
En tournée depuis plusieurs années aux quatre coins du monde, Che Malambo se veut un ballet unique en son genre : cette danse si spécifique « transforme l’exubérance physique du cavalier en virtuosité dansée », telle une horde sauvage, puissamment terrienne. Mi-hommes, mi-chevaux, les douze danseurs battent le rythme universel qui traverse toutes les cultures, de l’Afrique au Pacifique en passant par la Russie, en assumant la tradition locale, enracinée, immémoriale.
Entretien avec Gilles Brinas, danseur et chorégraphe.
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Vous avez suivi un parcours classique, de l’opéra de Lyon à la compagnie de Béjart et la Scala de Milan. Qu’est-ce qui peut bien pousser un Français à chorégraphier une danse argentine aussi atypique que le malambo ?
Tout le monde me parle de l’Argentine, l’Argentine, l’Argentine. À dire la vérité, ce n’est pas tant l’Argentine que la danse de l’Argentine qui m’intéresse. J’aime la danse d’où qu’elle vienne, dans tous ses états, qu’elle soit minimaliste, classique ou traditionnelle. Je ne suis qu’un amoureux de la danse, tout simplement. Tel est le mouvement de ma vie : j’ai fait des études d’architecture et ai quitté mon travail d’alors parce que la porte de l’opéra de Lyon s’est ouverte… pour seulement quarante jours à l’origine ! Il se trouve que j’ai poursuivi après.
La danse du malambo vous a tout de même interpellé de manière singulière, sans quoi vous n’auriez pas élaboré un tel spectacle…
C’est vrai. Le malambo m’a interpellé en 1972. J’étais alors au ballet de Lyon, qui comptait beaucoup d’Argentins. Lors d’une tournée, à Paris, une amie argentine m’a emmené voir des amis à elle, un groupe de gauchos [gardiens de troupeaux des plaines sud-américaines, NDLR], qui étaient au Lido. Quand j’ai vu cette façon de danser, de bouger, cette énergie et cette fougue, je suis aussitôt tombé en admiration… comme pour de nombreuses danses qui contiennent une virtuosité.
N’éprouvez-vous pas le besoin de vous plonger dans la culture argentine pour appréhender cette danse ?
Non. Je vais vous dire comment cela s’est passé : entre 1972, année de ma découverte du malambo, et 2004, j’oublie cette danse. Un matin, je me réveille, et en me réveillant, je m’assois dans le lit et dit à mon épouse, qui est danseuse également : « Je vais faire quelque chose avec le malambo ». Elle ne savait pas ce que c’était, nous n’en avions jamais parlé. Au début, je l’ai abordé sans rien connaître ; je ne parlais même pas espagnol. Mais j’avais le désir de donner corps à mon idée.
Vous chorégraphiez un spectacle non sans musique, mais sans mélodie…
Sans mélodie, c’est le terme exact !
… N’est-il pas difficile d’en rester à l’essence rythmique ?
Scriabine disait : « Le rythme, c’est le temps enchanté.c» Cette vision m’a toujours porté. Je pense que le rythme est suffisant.
Quand on écoute les sonates pour piano de Scriabine, on perçoit certes le rythme, mais quel mélodiste !
Le malambo remplace la mélodie par un déferlement physique, merveilleux. C’est presque un concert en son sens. Ce qui attire généralement dans le malambo, c’est sa rythmique particulière qui est celle du rythme cardiaque : le gaucho a traduit en danse ce qui passe par son corps au long de la journée, puisqu’il dort, mange et dort sur son cheval.
En regardant les extraits de votre spectacle, j’ai davantage perçu le rythme tribal, qu’on peut retrouver dans le haka des Maoris par exemple.
Mais oui, exactement ! Votre perception est très juste, il y a de ça. Le soir de la première au Bobino, je leur ai justement dit : « Les gars, on est en train de faire un haka ». J’aime énormément le rugby, j’en ai fait jeune. Je retrouve cette énergie, cette chaleur humaine, ce respect inouï entre les danseurs. Quand on danse le malambo, il faut être à fond : impossible d’être à moitié ! Il n’y a pas de pause, on ne marque pas, on ne se relâche pas : il faut tenir l’intensité de bout en bout.
Contrairement à une certaine tendance qui nivelle parfois à l’excès l’altérité homme-femme, vous assumez au contraire une danse virile, tendue et vigoureuse, qui ne comprend que des hommes.
Il n’y a pas de femmes dans le spectacle. C’est vrai qu’on m’en fait parfois le reproche… Mais c’est simplement que les filles ne sont pas assez fortes ! Disons plus précisément qu’elles peuvent danser le malambo, mais c’est bien moins spectaculaire, bien moins puissant. J’ai évidemment autant de respect pour les femmes que pour les hommes, la question ne se pose même pas ; mais voir les All Blacks jouer au rugby ne procure pas la même sensation que l’équipe féminine [Les Black Ferns ou Fougères Noires, NDLR]. Il y a une intensité singulière, une tension mystérieuse dans le malambo dansé par les hommes.
Au risque de vous fâcher, j’aimerais revenir sur une dimension propre à votre spectacle : vous ne souhaitez pas qu’on vous parle d’Argentine, mais vous privilégiez néanmoins une esthétique propre à ce pays, avec des danseurs exclusivement argentins.
C’est complètement juste ! Autant le rythme et la frappe du pied sont aussi bien originaires d’Argentine que d’Afrique et de Russie, autant le style général et la couleur du spectacle sont argentins. J’ai tout de même laissé de côté les oripeaux du passé pour privilégier la danse comme telle, et les danseurs, qui vivent tous là-bas. Vous savez, je pense qu’un Argentin n’aurait jamais pu faire ce que j’ai fait : le malambo est tellement codifié ! C’est parce que je n’y connaissais rien, que je n’avais aucun schéma dans la tête que ce spectacle fut possible. J’avais une liberté complète. Tout le monde m’a traité de fou, y compris la directrice du ballet national qui m’a dit : « Tu vas faire une heure et demie de spectacle avec un tambour ? » (rires) Je n’ai eu que des découragements très sérieux de la part de personnes du métier. Mon innocence, mon ignorance, ont été in fine ma force.
Qu’est-ce qui vous a finalement ouvert la porte ?
Le fait que j’étais un ancien danseur de Maurice Béjart ! En Argentine, tout le monde connaît très bien Béjart. Qu’un ancien de Béjart, danseur européen, s’intéresse au malambo a fait tiquer nombre d’intellectuels de Buenos Aires qui méprisait ce folklore pour les ploucs, les paysans. Plusieurs personnalités sont venues voir le spectacle et ont été conquises : ils avaient découvert leur propre folklore (rires). Ce dernier prend d’ailleurs du poids dans la capitale. Le malambo suit le même mouvement que le tango, passé des bas-fonds argentins à la reconnaissance de l’Unesco.
Si le malambo est codifié à ce point, au risque du figement, qu’a-t-il à dire au-delà de ses frontières naturelles ?
Dans leur région, il y a des concours de malambo, avec des règlements si complexes, si torturés que je n’ai même pas encore compris comment cela fonctionne : au Nord, on peut danser avec des chaussures, tandis que la tradition du Sud est de danser pieds nus… N’y connaissant rien, j’ai eu la liberté de puiser où je voulais, en fonction de ce que j’observais. L’universel, c’est le local moins les murs. C’est ce qui m’a poussé à travailler, à monter pareil spectacle, en ouvrant cet art local, puissant et merveilleux, au monde.
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER
Che Malambo au Bobino (Paris)
Chorégraphie Gilles Brinas
Dates : du 30 janvier au 21 avril, de mercredi à dimanche
Durée : 1h05
Interdit aux enfants âgés de moins de quatre ans
Réservations
Crédits photographiques : Frank Wiesen
Petite histoire du malambo
Le malambo, à l’origine, est une danse individuelle, exclusivement masculine. Deux hommes face à face, sur la plus petite superficie possible, s’affrontent dans un duel de zapateado jusqu’à ce que l’un d’entre eux déclare forfait. Le gaucho solitaire qui descend rarement de sa monture – sur laquelle il vit, dort et mange – exprimerait ainsi sa vigueur. Sans doute extériorise-t-il ce qui, sans fin, lui passe à travers le corps : le rythme de son cheval.
Cette manière si particulière et fougueuse de danser s’est popularisée au début du XIXe siècle en Argentine. Deux styles essentiellement prédominent : ‘‘El Brio del Norteno’’ et ‘‘La Elegancia del Sureno’’.
El Norteno (Le Nord) est caractérisé par sa puissance, son agilité et sa dextérité, soutenu par une force naturelle traduite rythmiquement par les bombos. Les bottes des danseurs sont hautes, d’un cuir épais, aux talons imposants pour des zapateados puissants.
El Sureno (Le Sud) contraste avec le Nord par sa puissance soutenue. L’interprète doit faire preuve d’ingéniosité et de souplesse laissant de côté l’exubérance explosive pour une intériorité grave et solennelle. Si les pieds sont nus, le sol sera frappé avec la même intensité. Au nord comme au sud, on tourne les boleadoras. Les boules frappent le sol en parfaite synchronisation avec les pieds des danseurs, faisant naître une étonnante dynamique du mouvement.
Toujours influant dans l’Argentine d’aujourd’hui, cette tradition a réussi, non seulement, à survivre en plein XXe siècle, mais à s’enrichir constamment et à se perpétuer de génération en génération.
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