La beauté : vocation de l’artiste ?
Il est de bon ton de parler de beauté dès lors que nous évoquons l’art… Mais qu’en est-il de son lien avec l’artiste : vocation ou illusion ?
S’il est un thème qui a fait couler beaucoup d’encre parmi les artistes et les philosophes au fil des siècles, c’est bien celui de la beauté. La dénonciation sociale, la volonté de dérision, le désir d’exprimer un état intérieur, le souhait de représenter telle scène mythologique, l’aspiration à exprimer ce qui nous habite intimement, etc., sont des perspectives connues de l’artiste. Nous avons tous un (des) objectif(s) lorsque nous montons sur scène, lorsque nous jouons Andromaque ou l’auguste, lorsque nous interprétons nos chansons et nos sketchs.
Mais la beauté ? Qu’est-elle donc pour nous ? Elle refuse de s’inscrire naturellement dans la liste des grandes notions. L’être, l’un, le bon, le vrai, etc., peuvent être visés directement, pas le beau. Pourquoi la beauté échappe-t-elle à la règle ? Ce questionnement même ouvre une voie.
Tenir envers et contre le réel
Le philosophe est au vrai ce qu’un mystique est à l’un ou un cucurbitaciste aux étiquettes de melon : un chercheur et un passionné. Il peut l’étudier, le désirer et l’atteindre, au moins partiellement. Existe-t-il un tel spécimen humain pour la beauté ? Il est de bon ton de répondre : “Oui, l’artiste”. Mais rares sont ces derniers à y prétendre directement. L’écrivain et poète Pierre Reverdy disait ainsi des tableaux de son grand ami Georges Braque qu’ils « tiennent contre les pierres ». Tenir contre les pierres… Quelle justesse dans cette expression ! L’artiste est un ouvrier qui désire que son œuvre tienne contre le réel : il y a va de l’unité avec ce qui l’entoure et de la vérité du sujet abordé. L’artiste est le philosophe de la « monstration », non de la démonstration ; il est le moine de l’esthétique harmonieuse, non de l’absolu divin.
Il apparaît aujourd’hui qu’un fort courant artistique, influencé par la marchandisation, voit toutes choses du côté du discours, non d’abord de leur réalité. En forçant un peu le trait, nous pourrions presque penser que la forme esthétique lui importe plus que l’approfondissement de la réalité même. L’art devient un vecteur de propagande parmi d’autres. Prenons un exemple, au risque de faire grincer quelques dents : Mozart et Cocteau ont travaillé leur art pour lui-même, jusqu’à atteindre une forme de perfection dans leur ordre propre – que nous aimions ou non leur travail. A contrario, certains artistes produisent des œuvres qui ne sont que de simples supports aliénés à des paroles au fort relent de prosélytisme. Qu’importe l’art, pourvu qu’il y ait un message à asséner, voire un ego à affirmer !
La beauté comme couronnement
La vocation de l’artiste est de rechercher la perfection de son art propre, selon ce qu’il veut exprimer. Il ne vise pas la beauté comme sa quintaine, il l’espère ardemment comme le don ultime, un imprévisible couronnement. La beauté se reçoit de même que nous recueillons, par un léger lever de menton, le rayon de soleil affleurant sur notre visage. Elle est une percée lumineuse nimbant la créativité laborieuse et patiente. Elle marque l’aboutissement d’une quête de vérité, d’unité et d’être : elle porte un sublime quoique douloureux déploiement pour ceux qui en font l’expérience. Car, pour paraphraser l’écrivain argentin Jorge Luis Borgès, la beauté creuse en nous un désir d’infini, telle l’« imminence d’une révélation qui ne se produit pas ». L’artiste ne choisit pas la beauté, il la recueille comme un cadeau ; un même spectacle peut être un four un soir, un triomphe le lendemain.
Expérience de la beauté prenant continuellement au dépourvu, attendue toujours et toujours inattendue…
Pierre GELIN-MONASTIER