États généraux du film documentaire : le cinéma direct en débat
Le festival de film documentaire de Lussas a réuni, les 20 et 21 août derniers, chercheurs et réalisateurs autour du cinéma direct, de ses formes, de ses films et de ses possibles.
Dans le cadre de leur trentième édition, les États généraux du film documentaire, sis à Lussas, en Ardèche, ont, entre autres, proposé un séminaire autour du cinéma direct. Intitulé “sauve qui peut le cinéma direct”, l’atelier a réuni les paroles d’enseignants-chercheurs (les maîtres de conférences Caroline Zéau et Frédéric Sabouraud, l’enseignant Benoît Turquety) et de réalisateurs (Dominique Marchais, Nicolas Philibert) sur le sujet.
En deux jours, quatre films (La Bête lumineuse de Pierre Perrault – 1983 ; De chaque instant de Nicolas Philibert – 2018 ; Nul homme n’est une île de Dominique Marchais – 2017 ; et Va, Toto ! de Pierre Créton – 2017) et nombre d’extraits d’autres, le séminaire a permis de saisir que, plus qu’un genre ou un style, le cinéma direct est « une matrice ». Par celle-ci, et pour reprendre les termes de Caroline Zéau, il permet de questionner sous des formes sans cesse renouvelées le rapport du réel au cinéma.
D’abord, qu’est-ce que le cinéma direct ?
Apparu dans les années 60, se développant et s’affirmant lors des deux décennies suivantes, ce cinéma se fonde sur une évolution des techniques de prises de son et de vue. Pour la première fois, le documentaire recourt au son synchrone in situ, ainsi qu’à la caméra portée. Cela peut sembler anodin, mais ces nouveaux usages constituent une petite révolution.
Outre l’aspect transgressif de ces pratiques, Benoît Turquety rappelant tout simplement que « les gens ne savaient pas porter la caméra ainsi, aussi car ils ne l’avaient jamais fait », le rapport aux personnes filmées est profondément modifié. Une nouvelle relation entre filmeur et filmé se met en place – et qui se prolonge jusqu’au spectateur –, tandis que la place et le corps du deuxième deviennent essentielles.
À travers l’exemple de La Bête lumineuse, documentaire retraçant la mise au jour des conflits au sein d’un groupe d’hommes réunis pour une chasse à l’orignal, Frédéric Sabouraud liste les caractéristiques du cinéma direct : durée des plans, immersion, délimitation d’un territoire et d’un espace, empathie à l’égard des personnes filmées, présence des temps faibles. Dans son prolongement, Caroline Zéau rappelle que ce cinéma ne « cherche pas à être dans l’actualité de l’événement, il est dans l’attente ou dans l’après-coup ».
Le cinéma, la vie, la politique
Qu’il s’agisse des films de Jean Rouch, Michel Brault ou Richard Leacock, cinéastes également opérateurs et travaillant eux-mêmes la question du cadre, le souhait est, par ces dispositifs, de revenir à une forme de simplicité, de mêler à nouveau le cinéma à l’ordinaire de la vie. Un projet qui s’ancre dans la séquence historique de l’après Seconde Guerre mondiale. Citant un article de Serge Daney, Frédéric Sabouraud rappelle que le cinéma direct survient « à cette époque où la hantise des camps, de la propagande – nourrie elle-même d’une esthétique du cinéma hollywoodien – a été décapée par ce que Daney appelle “l’envers du décor”. Il y a l’idée qu’on ne peut plus faire des films comme avant ».
Le choix de ce cinéma relève d’une éthique, ainsi que d’une conviction politique, celle que toutes et tous vont accéder à la parole. Pour le réalisateur et critique Jean-Louis Comolli, « pour la première fois la parole devient inséparable des lèvres et de la vie ; elle n’est plus le laborieux produit d’une reconstitution, d’une re-fabrication approximative (et forcément théâtrale, puisque écrite et recréée), mais elle est, au même titre que ce qui est visible, le premier degré du filmable. Avec le parlant, c’était le langage de la classe au pouvoir et des idéologies dominantes qui conquérait le cinéma ; tandis qu’avec le synchrone, c’est le cinéma qui conquiert la parole, toute la parole, celle des uns et des autres, celles des ouvriers comme celle des patrons1« .
Advient une certaine forme ici du « ciné-œil », ce cinéma en phase avec le présent théorisé en 1923 par Dziga Vertov. Dans cette même filiation du travail mené par le réalisateur russe, Edgar Morin qualifiait Chroniques d’un été – film qu’il coréalise en 1961 avec Jean Rouch – de « cinéma vérité ». Un qualificatif en référence au « Kino Pravda » (mouvement esthétique et théorique du cinéma soviétique) développé par Vertov.
Du discours et des films
Si, ainsi explicité, le cinéma direct semble aisément reconnaissable, cernable, la découverte des films rappelle à quel point la question des étiquettes est problématique, certains films usant du dialogue face caméra, de plans fixes ou encore de séquences assez expérimentales, se retrouvant tout à coup bénéficier du terme. Et solliciter les réalisateurs sur le sujet ne résout pas la question, Nicolas Philibert et Dominique Marchais se méfiant du qualificatif.
Comme Nicolas Philibert l’explique, « participer à ces discussions m’intéresse, mais ces étiquettes, la manière dont on vous range, ce n’est pas ma préoccupation. Ce qui m’importe c’est de faire le film que j’ai envie de faire ». On aurait alors envie de se dire, comme le suggérait Jean-Louis Comolli qu’« on sait où commence le cinéma direct, mais non où il finit ».
Pour Caroline Zéau, cette plasticité formelle n’a rien de paradoxal et renvoie à ce qu’est le cinéma direct. Non pas une forme ou un style, mais « une matrice, un dispositif critique, un mode de questionnement des images. Le cinéma direct questionne la représentation cinématographique, le rapport entre réel et cinéma ». Noyés que nous sommes aujourd’hui dans un flux d’images, « le cinéma comme dispositif critique doit être requestionné, remis au goût du jour » ; le cinéma direct travaille à cela.
Et après ?
En 1995, la revue Images Documentaires s’interrogeait : « le cinéma direct, et après ? » C’est cette question qu’a réactivée à sa manière le séminaire, Frédéric Sabouraud se révélant, lui, très prudent quant à la possibilité de persistance de ce cinéma. « Aujourd’hui avec les technologies numériques nous pouvons faire des images, les voir et les diffuser instantanément. » Cette simultanéité de la production et de la diffusion, qui évacue bien souvent la question de l’adresse à l’autre, modifie fondamentalement le rapport que nous entretenons aux images, aux autres, à nous-mêmes, et complexifie le travail du documentariste. « Le rapport de conscience de ces images n’est pas le même aujourd’hui. »
Au-delà de ces nouveaux usages, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur les raisons amenant le champ théorique et critique à régulièrement poser la question de la permanence / persistance / pertinence du cinéma direct. De quoi ce ressac théorique est-il le symptôme ?
Interrogé sur ce point, Frédéric Sabouraud explique : « Si la question perdure, c’est d’abord à mon sens que l’objet lui-même (le cinéma direct) est difficile à cerner, et encore plus difficile à réinscrire dans sa relation osmotique avec la réalité dans laquelle il s’inscrit et qu’en même temps il observe. Mais cette réponse ne saurait suffire en effet, et si cette question resurgit de façon régulière chez les uns ou les autres, c’est qu’elle contient sans doute ce que j’appellerai une mélancolie productive et, dans le même temps, un questionnement plus apaisé avec l’écart du temps, permettant (pour moi en tout cas) quelques démystifications. Question mélancolie, nous sommes nombreux à ressentir, que nous l’ayons vécu ou non, le sentiment que les années soixante ont été traversées par un influx exceptionnel dont le cinéma fut à la fois un des vecteurs et l’une des plaques sensibles. Il s’est passé dans la triangulation filmeur/filmé/spectateur une expérience unique et forte, faite d’innocence et de perversité, d’utopie, de pensée et de manipulation dont sans doute nous sommes un certain nombre à ne pas nous être tout à fait remis (que nous l’ayons vécu ou par procuration, en différé, etc.). […]
Pour ce qui est du questionnement apaisé, il me semble intéressant, avec le recul non seulement des années mais aussi celui que suscitent des œuvres nouvelles qui se positionnent à la fois autrement et en rapport avec le cinéma direct, de mieux comprendre ce qui se joue aujourd’hui autour de questions que j’ai évoquées lors du séminaire : relation filmeur/filmé/spectateur mais, bien au-delà, en deçà, à travers, celle du lien à l’autre, au collectif, au politique et à sa nécessaire réinvention, à la possibilité de lâcher prise, de divaguer, de pratiquer la transe. D’autres aujourd’hui d’une manière parfois plus modeste, ou plus analytique ou plus romanesque, tentent de réinventer l’affaire en phase avec des expériences qui se jouent autour d’eux, souvent dans une grande proximité (géographique, affective, intellectuelle, voire les trois en même temps). »
Et le chercheur de conclure : « Le cinéma direct, au même titre que quelques grands gestes du cinéma passé, permettent de mieux comprendre le présent ».
1 Jean-Louis Comolli, « Le détour par le direct », in Cahiers du cinéma, 1969.
Photographie de Une – De chaque instant, documentaire de Nicolas Philibert (2018)