ESS et droits culturels au prisme des capabilités : un plaidoyer pour les libertés (1/4)
Depuis près de deux ans, à travers de nombreux articles consacrés aux initiatives artistiques relevant de l’économie sociale et solidaire (ESS), à travers les chroniques de Jean-Michel Lucas et de l’association Opale, à travers de multiples entretiens écrits et vidéo, Profession Spectacle développe une analyse approfondie et exigeante sur les liens entre le milieu artistique, les droits culturels et l’ESS.
Raphaël Lhomme, professeur de sciences économiques et sociales en Franche-Comté, se propose d’éclairer en quatre articles notre débat, à partir des « capabilités », concept cher à l’économiste et philosophe Amartya Sen.
1/4. L’approche par les capabilités, un plaidoyer pour les libertés
Dans cette série d’articles, nous allons essayer de montrer en quoi l’approche par les « capabilités » peut s’avérer féconde pour saisir les enjeux autour des relations entre droits culturels et économie sociale et solidaire (ESS). Pour cela, il nous faut d’abord faire un détour visant à présenter les points essentiels de cette approche de la façon la plus claire possible – du moins je l’espère.
J’aimerais ici vous parler brièvement d’une approche qui repose sur une belle idée, selon laquelle c’est la liberté réelle de pouvoir mener la vie que l’on a de bonnes raisons de valoriser qui importe pour évaluer la situation des individus (en termes de bien-être) et de la société qu’ils composent (en matière de pauvreté, d’inégalités, de justice sociale, et plus largement en termes de qualité de vie). Cette liberté réelle correspond au concept de « capabilité », développé par l’économiste et philosophe Amartya Sen. Selon lui, chacun d’entre nous est capable, par introspection ou par discussion et interaction avec autrui, de déterminer les choses ou les plans de vie qu’il a de bonnes raisons de valoriser (que l’individu ait pour ambition de remporter des concours de buveurs de bières ou des visées plus hautes, là n’est pas la question). Une société juste devrait alors garantir à chacun la liberté réelle, c’est-à-dire concrète, de mener la vie qu’il a choisie. Autrement dit, elle devrait viser l’égalité des « capabilités ».
Revenons un instant sur cette idée de « liberté réelle ». Il ne s’agit pas ici d’avoir une liberté simplement formelle (en droit) de faire quelque chose (d’être éduqué, de pouvoir se nourrir, se loger, se cultiver, etc.), mais bien une liberté réelle, concrète, de le faire. En cela, l’approche par les capabilités se distingue d’autres approches focalisant exclusivement leur attention sur l’égalité (ou la baisse des inégalités) des revenus ou autres moyens devant permettre aux individus d’accomplir les fins qu’ils valorisent.
Prenons un exemple pour mieux comprendre. Imaginons deux personnes, l’une valide, l’autre handicapée moteur, vivant dans une société qui vise l’égalité parfaite des revenus. Si ces deux individus disposent alors des mêmes moyens, leurs libertés réelles ne sont cependant pas équivalentes. La personne handicapée peut en effet avoir besoin de plus de moyens que la personne valide pour effectuer certains actes, tels que se déplacer librement : il lui faudrait par exemple se procurer un fauteuil, éventuellement aménager son véhicule, son logement, etc. Dans ce cas, l’individu valide dispose – toutes choses égales par ailleurs – d’un ensemble de capabilités (de libertés réelles) plus vaste que l’individu handicapé. Ainsi, assurer l’égalité des capabilités doit aller plus loin et prendre en considération l’hétérogénéité des individus, qu’elle soit physique (handicap, sexe, etc.) ou liée au fait que les individus évoluent dans des environnements (sociaux, culturels, naturels, climatiques, etc.) différents. Plus que les moyens (tels que les revenus), ce qui importe est la capacité des individus à pouvoir convertir ces derniers en libertés réelles, et donc en capabilités. C’est là un point important de l’approche développée par Sen. Dans notre exemple, il faudrait que la personne handicapée dispose de revenus plus importants et/ou que la collectivité aménage l’espace public de façon à accroître sa capabilité de se déplacer librement.
Cette approche accorde également une très grande importance à la liberté de choix des individus. Plus que la réalisation d’une option, c’est la liberté de pouvoir choisir, puis d’accomplir telle ou telle option que l’on valorise – et qui est constitutive de notre bien-être – qui importe. Car la liberté a une importance intrinsèque. Prenons pour exemple la différence entre « jeûner » et « être affamé ». Dans les deux cas, les personnes concernées par l’un ou l’autre de ces états connaissent la faim, et sont affectées au niveau de leur bien-être. Elles ont le même niveau de bien-être, toutes choses égales par ailleurs. Cependant, « jeûner » n’est pas purement et simplement « être affamé » ; c’est choisir d’être affamé quand on a d’autres options. En évaluant le bien-être d’une personne affamée, il est donc essentiel de savoir si elle jeûne (pour des raisons politiques ou religieuses par exemple), ou si elle n’a tout simplement pas la possibilité d’obtenir assez de nourriture. Dans le premier cas, la personne a la capabilité d’être bien nourrie, mais choisit de ne pas l’être, tandis que dans le second cas, la personne n’a pas cette capabilité et est donc forcée d’être affamée.
Ainsi, pour évaluer les capabilités dont disposent les individus, il importe de prendre en compte l’ensemble des opportunités dont ils disposent et parmi lesquelles ils peuvent librement choisir. Cette approche accorde en effet une grande importance à la possibilité pour les individus d’être acteurs de leur vie, de pouvoir réellement choisir les plans de vie qu’ils valorisent. Elle valorise finalement l’émancipation et la dignité humaine.
Que l’on ne s’y méprenne pas, toutefois. Si la liberté de choix est importante, il est essentiel de prendre en compte la valeur des différentes opportunités qui s’offrent aux individus ; il ne s’agit donc pas d’affirmer que l’extension des choix entre différentes marques de lessives – par exemple – accroît les libertés individuelles et donc les capabilités et le bien-être des individus.
Se pose alors la question de l’évaluation collective des capabilités que nous souhaitons développer au sein d’une société. Cette évaluation, nous dit Sen, doit passer par un débat démocratique informé et ouvert, ce que nous verrons dans le prochain article.
À paraître :
– 2/4. L’importance du débat démocratique pour promouvoir les capabilités
– 3/4. Capabilités et droits culturels
– 4/4. L’ESS comme vecteur de promotion des droits culturels