« Dans la jungle des villes » de Brecht par Jérémie Stora et sa Cie : sobre, efficace, vital

« Dans la jungle des villes » de Brecht par Jérémie Stora et sa Cie : sobre, efficace, vital
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Dans les bas-fonds de Chicago s’affrontent deux hommes, sans aucun prétexte, soumis à la logique de la jungle, dialectique infernale de la lutte sans pourquoi. Georges Garga, petit bibliothécaire sans avenir, vit pour nourrir sa famille émigrée de la savane dans la jungle de la ville. Schlink est un riche négociant en bois, homme plein de pouvoir, pétri de la logique du marché.

Dans ce texte, achevé en 1921, à son retour du front, Bertolt Brecht donne à voir une humanité aliénée par la dialectique des luttes en tout genre : liberté contre déterminisme, matérialisme contre idéalisme, riches contre pauvres, jungle contre savane, urbain contre rural… La lutte est omniprésente, métaphysique même.

Seule mise en scène de cet auteur au Off d’Avignon cette année, le travail de Jérémie Stora et des trois comédiens qui l’accompagnent – Caroline Fontant, Thomas Besset et Guillaume Kovacs – est une belle réussite, sobre, efficace, interprétée avec justesse et vitalité.

Le huis-clos d’un ring

Dans la jungle des villes de Brecht, MES Jérémie Stora, avec Guillaume KovacsDans une mise en scène sobre, tirant ingénieusement parti du petit espace de la salle, Jérémie Stora nous présente un ring agissant comme un huis-clos, où tout va advenir et se resserrer de plus en plus, au fur et à mesure de la pièce. Seules une table et de longues ardoises verticales ponctuent le changement de tableaux. Chaque round voit arriver une nouvelle liste de mots : « Erre, erreur, case, départ, taudis des Garga, commerce de de bois, commerce de vie, palace des Garga… » titrant le combat. Autant de jeux de mots, discontinus, percutants, à l’image des tableaux qui défilent : la syntaxe est absente, seule la logique reste.

La sobriété ouvre l’espace à un jeu qui permet aux acteurs de déployer toute leur force. L’impressionnante Caroline Fontant jongle entre les trois rôles de femmes de la pièce, passe de la prostituée immigrée à la digne progénitrice, avec une maîtrise remarquable – accent, posture. De même pour Thomas Besset et Guillaume Kovacs, respectivement – Schlink et Georges – montrent une vraie prouesse de jeu, subtile, avec une justesse tenue de bout en bout. Quant à Jérémie Stora, il court de la scène à la régie, pour coordonner l’ensemble.

Les jeux de lumière sont assez convenus, là où la bande-son influe réellement sur l’ambiance. Sans envahir l’espace, elle soutient le rythme de la pièce, entre déchéance et idéalisme dérisoire – « la vie en rose ».

Les masques viennent illustrer, à la fin de la pièce, la symbolique de l’instinct animal à l’œuvre dans le combat, combinaison un peu facile des caractères de chacun des personnages.

Combat spirituel contre la marchandisation

La pièce s’ouvre – en voix off – sur l’avertissement original de l’auteur : « Ne vous cassez pas la tête sur les motifs de ce combat, mais prenez part aux enjeux humains, jugez sans parti pris la manière de combattre de chaque adversaire, et portez toute votre attention sur le dernier round ».

Le premier des onze tableaux ou rounds qui constituent la pièce présente Schlink qui vient harceler de ses tentations Georges. On voudrait voir dans ce harcèlement une intention précise, mais elle reste impossible à identifier tout au long de la narration. Il s’agit en tout cas de soumettre Georges à la folie totalisante du marché : « Votre opinion est sans importance, si ce n’est que je veux l’acheter ».

Devant ce harcèlement, Georges livre d’abord un combat contre cette logique qu’il ne comprend pas – lui, issu de la loi de la savane. On devine alors petit à petit qu’il a été choisi, Élu – pourquoi lui ? le mystère reste entier – par Schlink le Malais pour un mystérieux pacte. Si le patronyme renvoie à un peuple indonésien, il évoque évidemment en lui-même le mal ou le Malin, charriant avec lui la tradition du pacte.

La transaction semble étonnamment unilatérale : Schlink veut seulement que Georges accepte son argent, pour réaliser son rêve – partir à Tahiti, le paradis rêvé du bibliothécaire. Déchiré, vociférant magnifiquement ses convictions, Georges – Guillaume Kovacs – résiste à la tentation de se vendre à cet homme, même pour goûter enfin la liberté et quitter la jungle de Chicago.

Mais tel Job dans la Bible, il se voit progressivement retirer tout ce qui a du prix à ses yeux – l’amour de sa compagne soudoyée par le collaborateur de Schlink, interprété par Jérémie Stora, son gagne-pain de bibliothécaire lui permettant de faire vivre parents et fratrie… Ainsi, Schlink le réduit-il à la survie.

Aliénation et pacte

Dans la jungle des villes de Brecht, MES Jérémie Stora, avec Guillaume KovacsCe combat, dans un premier temps spirituel, n’est pas sans rappeler les tentations du Christ au désert. Pas étonnant quand on sait que Bertolt Brecht n’a cessé, sa vie durant, de s’adosser au christianisme. Georges résiste à la première, celle du pain, mais il semble bien que le coup de grâce soit la trahison de sa compagne et la même menace de perversion de sa sœur, la vierge Marie. Dans une magnifique tirade qui nous pousse au sommet de la tragédie de notre condition, il tombe à genoux, pour livrer le destin de l’humanité : l’esclavage de tous par tous.

On trouvera ce même aveu d’impuissance, d’aliénation, à l’appui de la tradition chrétienne, dans Les Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski. Dans la fable du « Grand Inquisiteur », ce dernier, chef de l’Église, fait un nouveau procès au Christ, revenu quinze siècles après son Ascension. Son combat mené contre le diable au désert est un mépris de la nature de l’Homme, faible, qu’il faut d’abord rassasier avant d’exiger de lui une quelconque liberté. « Nulle science ne leur donnera du pain tant qu’ils demeureront libres, mais ils finiront par déposer leur liberté à nos pieds et ils nous diront : “Asservissez-nous plutôt, mais donnez-nous à manger !” Ils se convaincront aussi que jamais ils ne pourront être libres, car ils sont chétifs, dépravés, médiocres et rebelles. » Telle sera aussi le destin de Georges. On mesure au cours de la pièce le poids de ce déterminisme, l’impossible liberté, asservie par la misère.

Schlink est alors sûr de sa victoire, quand il lui propose un blanc-seing sur la gestion de ses biens – commerce de bois, maison, personnel – s’asservissant aussi totalement : « De ce jour, mister Garga, je remets mon destin entre vos mains. De ce jour, je deviens votre créature. Pas un regard dans vos yeux qui ne trouble désormais mon repos. Pas un souhait de votre part, qui ne me trouve prompt au service. Je ne m’inquiéterai que de votre inquiétude, ma force sera la vôtre. Vous serez méchant. »

La rage du combat : « Tu seras méchant »

Georges accepte sur le champ et se livre dans un combat brut avec Schlink, au cours duquel il sacrifie tout. Après la passivité de l’idéalisme, place au combat sans scrupule, sans horizon, dans la plus totale solitude. C’est ici qu’il rejoint corps et âme la jungle de la ville où s’applique la loi du plus fort, loi du monde animal, privé de sens, de tout principe de justice. La lutte pour la lutte, celle des survivants.

La lutte ne fait pas de différence entre les hommes, sinon celle du pouvoir. Georges, maintenant à la tête d’un « empire », envoie à son tour « la bête à l’abattoir » (grande thématique brechtienne), Schlink, adversaire de sa lutte. Ce dernier est mis à l’épreuve de sa servitude : Georges lui demande de cracher au visage de son plus fidèle collaborateur, ce qu’il fait sans hésiter, avec une détermination pleine de défi et presqu’amoureuse – magnifiquement interprétée par Thomas Besset, dont le jeu porte toute l’ambiguïté de ses motifs. Et Georges de s’adonner dans ces rounds décousus à une frénésie de destruction, la loi de la jungle comme une rage métaphysique, transcendantale. Schlink finit dans la misère.

Conséquence de ses actes, sa famille se disloque, livrée à la logique infernale de Chicago : prostitution, alcool, misère… C’est alors que Georges décide de les sortir de la pauvreté, faisant de leur taudis un « palace ». Mais il est trop tard, l’argent ne peut plus sauver cette famille vouée à la dépravation et à l’éclatement. Il aura même sacrifié son paradis, Tahiti, lui préférant à la fin de la pièce New-York, soumise à la même jungle.

Combat vital pour la mort

Bertolt Brecht laisse de nombreuses ellipses dans son texte, dans une langue forte et poétique – inspirée de Rimbaud – au profit de la monstration de la lutte, brute, saucissonnée au cours de ses rounds qui n’ont pas plus de continuité que n’ont de syntaxe les mots alignés sur les ardoises disposées sur la scène. Sans doute est-ce le forfait d’un refus de tout idéalisme, au profit de la mécanique de la lutte, seule métaphysique valable, vitale.

Qui donc aura gagné ? Il semblerait à première vue que ce soit Georges. La révélation finale du dernier round nous donne l’enjeu de la lutte : « Il n’importe pas d’être le plus fort, mais d’être bien vivant », nous dit-il. Fort de son parcours initiatique, il partirait pour New York, son nouveau rêve, vivre son destin de Vivant. L’enjeu du combat sans pourquoi semblait consister à trouver l’élan vital. Cela fonctionne en effet pour le spectateur, puisqu’une belle énergie nous traverse durant le spectacle, suscitée par le jeu plein de vitalité des comédiens qui épouse le combat théâtral – corps et verbe.

Et Schlink, perdant, finit par mourir, dévoré par le monde animal – les poissons du lac Michigan – dans un aveu d’amour qui ne trouvera pas de réponse : « Je vous aime », dit-il à Georges – insensible – avant de s’éteindre.

Pourtant, Georges n’a rien pu effacer de ces trois années de chaos, pas même en purgeant sa peine de prison toute aussi longue. Il ressort pour constater que ni l’argent ni la punition ne peut rien réparer. Schlink lui-même lui solde son échec : « Un boxeur en location ! Un vendeur ivre ! Que j’ai acheté pour dix dollars. Un blanc en location pour me mettre à terre, pour me remplir la gueule d’un peu de dégoût ou de boue, que je sente le goût de la mort sur ma langue ! Votre sommeil, votre mère, votre sœur et votre femme. Trois ans de votre vie stupide. Vous n’avez pas compris l’enjeu. Vous vouliez ma fin, mais je voulais le combat. »  C’est aussi l’insatisfaction, la tristesse et l’absurde qui habitent le spectateur à la sortie.

Faut-il en passer par le combat à mort, une lutte animale, totale, pour trouver la Vie ? La pièce ne dépasse pas le seuil de la dialectique entre combat vivant et idéalisme moribond. Le théâtre ne laisse-t-il pourtant pas espérer que le verbe peut épouser la vie ?

Pour finir, comme un clin d’œil aux sombres instants de la pièce, où tout s’est acheté – les idéaux les plus précieux, les relations, le sens –, nos artistes n’ont pas eu le loisir de se laisser applaudir, soumis au tintement du chronomètre de la programmation, du spectacle suivant, à la jungle de la ville d’Avignon par temps de festival…

Pauline ANGOT

 



  • Création : 2017
  • Durée : 1h20
  • Public : à partir de 15 ans
  • Texte : Bertolt Brecht
  • Mise en scène : Jérémie Stora
  • Avec Thomas Besset, Caroline Fontant, Guillaume Kovacs, Jérémie Stora
  • Compagnie : Jangala
  • Diffusion : compagniejangala -@- gmail.com

Crédits de toutes les photographies : Mathilde Glorieux

Dans la jungle des villes de Brecht, MES Jérémie Stora

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– 6-29 juillet 2018 : Pixel Avignon – Salle Bayaf à 12h30

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