Avignon 2018 – « Thyeste » de Thomas Jolly dans la Cour d’honneur ou l’étonnante abstraction du mal pur

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La difficulté de mettre en scène Thyeste, de Sénèque, tient notamment à deux raisons : elle consiste formellement en une succession de monologues ; elle est par ailleurs l’une des tragédies les plus terrifiantes – seule Médée pourrait atteindre par endroits un tel degré de noirceur – de l’Antiquité.

Thomas Jolly est courageux de s’y attaquer pour sa première mise en scène, à seulement 36 ans, dans la Cour d’honneur. Si sa proposition artistique contient de nombreuses qualités, elle achoppe néanmoins sur les deux obstacles précis mentionnés en introduction.

Une scénographie totale

La scénographie s’impose d’emblée au spectateur qui retrouve – ou découvre – la Cour d’honneur du Palais des papes à Avignon. Un vaste visage couché et entravé, côté jardin, avec une bouche entrouverte qui laisse deviner le passage – de la parole, d’éventuels acteurs ; il n’en sera rien. Un main semi ouverte, avec l’annulaire et le majeur relevés, semble former côté cour une sorte d’emprise, de poigne faussement accueillante, probablement parce que je suis conditionné par la connaissance que j’ai déjà de la pièce que s’apprête à adapter Thomas Jolly.

Au centre, un carré marécageux, d’où jaillit Tantale, où meurt Atrée, rappelle le Tartare, les enfers et l’errance perpétuel du mal ; ce carré est curieusement encadré d’une grande étoile, qui n’est évidemment pas sans rappeler, une fois de plus, le metteur en scène ne pouvant ignorer pareil symbole, l’extermination des Juifs durant la dernière guerre mondiale.

Cette scénographie est à l’image du son et lumière qui nous attend : elle envahit la Cour d’honneur, épouse les contours des murs, éclaire chaque fenêtre, traverse la scène de part en part. Thomas Jolly, comme à l’accoutumée, use de toutes les possibilités architecturales et technologiques possibles, pour produire ses effets, à l’image de ces grandes fresques hollywoodiennes qui surconsomment musique et effets spéciaux afin de mouvoir – souvent à défaut de véritablement émouvoir – le spectateur.

Immersion sonore

Thyeste, Sénèque, MES Thomas Jolly (crédits Christophe Raynaud de Lage)La musique, composition omniprésente signée Clément Mirguet, est renforcée par l’amplification de micros mal réglés ; un léger sifflement me restait même après ces deux heures et demie de pièce sans silence, tandis que j’essayais de retrouver le chemin d’une écoute plus intériorisée. Cette absence de répit sonore participe de l’étau que Thomas Jolly souhaite resserrer peu à peu autour du spectateur ; seuls les micros, dans lesquels certains comédiens ne se refusent pas de crier, mériteraient quelques ajustements.

Le premier grand tableau est une véritable réussite, en croisant l’univers de la science-fiction et la mythologie japonaise déployée par un Hayao Miyazaki dans Le Voyage de Chihiro : on y voit Tantale (Éric Challier) sortir du carré marécageux central, rappeler le fatum dont il est l’objet, crier son humanité, avant d’être confronté à ses instincts par une Furie (Annie Mercier) à la voix savamment gutturale, accompagnée d’une dizaine de monstrueux fantômes – des enfants, des victimes, des bourreaux –, qui le somme de prolonger la malédiction – l’horrible carnation – sur ses petits-enfants. Fumée, chœurs de plus en plus volumineux, éclairs, fenêtres embrasées… La soif de sang qui envahit de nouveau l’aïeul se déverse alors sur Atrée, le roi trompé, qui entre en scène.

Si Thomas Jolly peine à jouer un Atrée aux multiples nuances, notamment la fureur et l’emphase, lors de la première scène, il incarne peu à peu avec talent un roi glacial, à la rage froide, impitoyable. Damien Avice interprète un crédible Thyeste, du moins jusqu’à la (très) longue scène finale qui le conduit à multiplier des hoquets et autres gargouillements à la limite du ridicule (comme s’en font l’écho plusieurs rires étouffés dans le public).

Réussite d’une actualisation chorale

« Le chœur romain, à la différence du chœur grec, ne participe pas à l’action, écrit Thomas Jolly dans sa note d’intention. Il n’est pas un personnage. De même, chaque chœur peut être dit par une ou plusieurs personnes différentes. Le Chœur Romain est une “pause” dans l’action. Une détente réflexive et musicale sur les sujets abordés dans les scènes précédentes. » En d’autres termes, le chœur romain ressaisit l’action pour la questionner philosophiquement, à travers un biais musical. En ce sens, ce sont des parties non contextualisées, interrogeant l’humanité totale, hier et aujourd’hui, à Rome et à Avignon.

L’idée du metteur en scène est de prononcer ces textes vieux de plus de deux millénaires avec un accent contemporain. Il choisit le slam, cette prononciation rythmique, parfois pleine de violence plus ou moins contenue, qui épouse la littérature, le contour des mots, leur résonance phonique. L’exercice pourra déplaire à ceux qui ne goûtent pas ce genre artistique ; un tel choix est selon moi une réussite.

Je l’ai écrit d’emblée : la pièce est une succession de tirades. Savoir leur donner une existence scénique, ici par la prononciation, est une performance ardue. Le texte – et quel texte magnifique, si bien traduit par Florence Dupont, avec d’infimes réserves que nous ne développerons pas ici – commandant tout le temps et l’espace, il se devait d’être ressaisi à bras-le-corps, à bras-le-souffle. Le slam donne un relief cadencé et renouvelé à chaque mot, chaque phrase. Une compréhension autre devient possible, même si l’on regrette parfois qu’Émeline Frémont, qui interprète à elle seule ce chœur, n’aille pas plus loin, dans d’insoupçonnables teintes poétiques. Elle réussit tout de même à porter le texte, y compris lorsqu’elle est joliment soutenue par un chœur d’une trentaine d’enfants et de quatre musiciens, au milieu d’une des pièces « slamées ».

Envahissante littérature

Thyeste de Sénèque, MES Thomas Jolly (crédits Christophe Raynaud de Lage)Je l’ai écrit : Thomas Jolly use sans compter d’effets spéciaux, sonores et visuels, parfois de manière très réussie. Mais cela semble presque cacher l’impossibilité qu’il a de sortir du seul texte. Dans sa note d’intention, il écrit : « Mon travail de direction se situe à cet endroit : comment l’acteur active le texte pour que le texte l’active ».

Ce propos – un peu sorti de son contexte, je le reconnais – pourrait résumer à lui seul l’ambiguïté de la proposition artistique qui nous est faite. Thomas Jolly voit en Sénèque « le poète tragique le plus clairvoyant sur notre nature violente ». Mais de cette violence, nous n’en avons que le discours et des effets scénographiques. Sur scène, l’acteur est presque toujours seul entre deux éclairs, entre deux fenêtres illuminées, entre deux ampoules rouges. Il dit la violence qu’il ressent, mais celle-ci demeure comme évidée concrètement. Reste le texte, puissant, de Sénèque. Ainsi le discours du Messager, interprété par Lamya Regragui, qui raconte le massacre des enfants de Thyeste, dans le temple, sacrifiés par Atrée.

Thomas Jolly ne manque certes pas d’idées, tel ce halo lumineux à l’emplacement du ventre du Messager, présent dans l’ombre projetée sur le grand mur du Palais des papes ; la symbolique du meurtre, de la profanation absolue des entrailles, est simple, efficace, belle. Lorsque Lamya Regragui s’approche et se penche sur la source de la lumière, au ras du sol sur le devant de la scène, les spectateurs ne voient alors plus son visage, sa bouche : il ne reste qu’une voix qui décrit l’horreur, tandis que l’ombre se meut de toute son amplitude.

Spectaculaire et désincarné

Des effets scénographiques particulièrement percutants, mais qui posent néanmoins la question du théâtre que Thomas Jolly qualifie de « spectaculaire ». Il y a si peu de dialogues, de confrontations des personnages, qu’une panne généralisée des technologies modernes aboutirait à l’effondrement de la proposition artistique qui nous est faite, comme s’il y avait plus de grandiloquence technique que de grandeur théâtrale. Il ne s’agit pas d’opposer théâtre de la nudité et moyens techniques, les deux pouvant parfaitement s’harmoniser. Mais l’interminable scène finale montre qu’il ne suffit pas qu’une table bouge dans tous les sens pour nous faire goûter cette horreur qu’on nous raconte, mais qu’on ne nous montre pas, qui n’a guère de chair, que nous ne ressentons pas.

Est-ce parce que Thomas Jolly a voulu protéger les enfants présents dans son spectacle qu’il n’a pas osé aller plus loin, comme il a su si bien le faire par le passé ? Est-ce parce qu’il a voulu inscrire sa proposition dans la tradition populaire, ou plutôt tous publics, de Jean Vilar ? Jamais il n’a abordé une pièce aussi obscure ; jamais il n’a traité une pièce avec autant de « clarté » (toute relative, certes). Lorsqu’on entend Atrée dire qu’il lui « faut la démesure », nous nous attendons à entrer dans les profondeurs “méandreuses” du mal pur. On voudrait voit le soleil trembler ; ce ne sera que le mot « soleil », traduit dans tous les langues et projeté sur le mur, comme une abstraction de plus.

Le mal apparaît in fine comme une fiction, une allégorie, un « on-dit ». Il consiste en une série de tirades plus ou moins bien habillées de musique et d’effets spéciaux. Depuis l’écriture de la pièce par Sénèque, il y a comme un goût de nihil novum sub sole.

Pierre GELIN-MONASTIER

 



  • Création : 2018
  • Durée : 2h30
  • Public : à partir de 13 ans
  • Texte : Sénèque
  • Traduction : Florence Dupont
  • Mise en scène : Thomas Jolly
  • Avec Damien Avice (Thyeste), Éric Challier (Tantale), Émeline Frémont (le Chœur), Thomas Jolly (Atrée), Annie Mercier (La Furie), Charline Porrone, Lamya Regragui (le Messager).
  • Musiciens sur scène : Charlotte Patel (violoncelle), Caroline Pauvert (alto), Emma Lee, Valentin Marinelli (violons), et la Maîtrise populaire de l’Opéra Comique et la Maîtrise de l’Opéra Grand Avignon
  • Collaboration artistique : Alexandre Dain
  • Scénographie : Thomas Jolly, Christèle Lefèbvre
  • Musique : Clément Mirguet
  • Lumière : Philippe Berthomé, Antoine Travert
  • Costumes : Sylvette Dequest
  • Maquillage : Élodie Mansuy
  • Assistanat à la mise en scène : Samy Zerrouki
  • Compagnie : La Piccola Familia

Crédits de toutes les photographies : Christophe Raynaud de Lage

 



En téléchargement

Thyeste, Sénèque, MES Thomas Jolly (crédits Christophe Raynaud de Lage).



Où voir le spectacle ?

– 6-15 juillet : Cour d’honneur du Palais des papes à Avignon

– 27 et 28 septembre : Théâtre de l’Archipel, scène nationale de Perpignan

– 16-19 octobre : La Comédie Saint-Étienne, CDN

– 6-8 novembre : Le Quai à Angers

– 14-17 et 19-20 novembre : Théâtre de Loire-Atlantique

– 26, 27, 28, 30 novembre et 1er décembre : La Villette à Paris

– 5-8 et 10-15 décembre : Théâtre national de Strasbourg

– 19-20 décembre : Théâtre des Salins à Martigues

– 25-26 janvier 2019 : Palais des beaux-arts à Charleroi

– 31 janvier et 1er février : La Coursive à La Rochelle

– 12-16 février : Les Célestins – Théâtre de Lyon

– 6-8 mars : Théâtre de Caen

– 15-16 mars : Anthea théâtre d’Antibes

– 22-23 mars : Le Liberté, scène nationale de Toulon

– 28-30 mars : La Criée – Théâtre national de Marseille

– 3-4 avril : Théâtre Firmin Gémier / La Piscine à Châtenay-Malabry

24-26 et 28 avril : Théâtre du Nord à Lille

Voir l’ensemble des dates de la tournée

 



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