François Coupry : « Je suis un auteur de théâtre qui n’a jamais publié de pièce ! »
À l’ombre de Saint-Germain-des-Prés, attablé à la terrasse des Deux-Magots, café bien connu de l’écrivain qui y a reçu un prix il y a plus de quarante ans, François Coupry déploie sa pensée, entre les frôlements d’oiseaux audacieux, les sirènes assourdissantes et les gorgées de café. L’écrivain provençal à la carrière impressionnante fut rédacteur en chef de la revue Roman, président de la Société des gens de lettres et de la Société française des auteurs de l’écrit.
Il a commis une cinquantaine d’ouvrages dont le dernier, L’Agonie de Gutenberg, qui collige des chroniques parues sur internet entre 2013 et 2017, vient de paraître aux éditions Pierre Guillaume de Roux.
Entretien au long cours.
Votre dernier ouvrage, L’Agonie de Gutenberg, est traversé par le constat d’un grand nombre de mutations contemporaines, que vous qualifiez à plusieurs reprises de « lutte des cultures ». En quoi cela consiste-t-il ?
Il y a un bouleversement total que j’ai rarement vu formulé réellement et que je ne fais que caresser dans ce livre : il y a encore quarante ans, voire vingt ans, il y avait une culture dominante, une histoire artistique, blanche et occidentale, qui donnait une assise pour tout le monde, qu’on soit pour ou contre. En littérature, par exemple, il y avait une grande voie royale, d’Homère à Joyce, en passant par Cervantès, Balzac et Dostoïevski. En musique, c’est l’axe Bach-Wagner–Boulez. À côté, il y avait des coquineries : le jazz, le reggae, la chanson de variété… Cette dissociation n’existe plus ; ce n’est pas assez analysé. On s’y réfère encore parfois, alors que l’émiettement est total dans les faits. Nous le voyons à travers trois dimensions :
- un émiettement régional : chaque pays, soudain, se bâtit une histoire ;
- un émiettement générationnel : chaque génération a sa propre histoire ;
- un émiettement social : chaque classe sociale, car cela existe toujours et même de plus en plus, construit sa propre fiction.
Mais comme il n’y a plus de référence, chaque partie émiettée gouverne.
Est-ce un simple constat ou le déplorez-vous ?
Je ne crois pas le déplorer, mais je le constate. Cela change radicalement la façon de considérer son écriture et son œuvre.
Un courant politique défend cette non hiérarchisation des arts : les droits culturels, inscrits dans les lois NOTRe et Lcap. Considérant chaque personne comme une culture, les partisans des droits culturels réclament dorénavant une co-construction de toutes les politiques culturelles.
La non hiérarchisation des arts est devenu un fait. Il y a une lutte des cultures. Si vous faites écouter Pierre Boulez à quelqu’un qui n’a qu’une culture rock, il ne comprendra pas de quoi vous parlez. On pourrait décliner cet exemple dans tous les arts… Il n’y a plus d’histoire commune, qui certes n’existait pas dans les faits, mais qui avait une reconnaissance officielle.
Ce « monde commun » cher à Hannah Arendt…
Exactement. C’était ce fameux monde occidental blanc. Je trouve que ce changement fondamental n’est pas suffisamment relevé, parce que tout le monde a peur aujourd’hui qu’on dise que les cultures dites populaires, régionales ou identitaires, sont mieux ou moins bien que d’autres. Personne ne sait s’il faut se réjouir ou non de voir la culture officielle reléguée aux oubliettes. Qui juge ? Où se place-t-on ? On se place dans l’émiettement. Or ça change radicalement la position politique et esthétique de l’artiste et de la représentation du monde. Avant, on se posait moins la question de la destination des œuvres : une minorité lisait, écoutait de la musique… Puis, après la Seconde Guerre mondiale, on s’est mis à proclamer : il faut écrire pour tout le monde ! Le marché du livre a suivi cette tendance : création de bibliothèques, mise en place d’une grande distribution, etc. N’importe quelle personne d’un petit village de province devait pouvoir disposer d’un exemplaire de chaque livre. Aujourd’hui, je me suis aperçu que, contrairement à ce que je pensais il y a encore quelques années, je ne peux pas écrire pour tout le monde, parce que je m’adresse à des lecteurs qui sont d’une autre histoire de la littérature.
Quelle histoire ?
Si vous prenez une personne qui ne lit que de la science-fiction, l’axe Homère-Joyce dont je parlais précédemment n’a aucun sens pour lui. On écrit toujours pour un certain public qui appartient à une certaine génération, une certaine classe sociale et un certain ensemble culturel. Même Johnny Hallyday ne touche pas tout le monde ! À New York et New Delhi, personne ne sait qui c’est. Il y a une schizophrénie de notre relation au monde : nous nous disons favorables à une mondialisation mais ne la vivons pas du tout… et de moins en moins.
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Dans vos chroniques, j’ai été frappé sinon par une dichotomie, du moins par une ambivalence entre culture et littérature, qui n’est pas sans faire penser à l’opposition dressée par Pasolini entre la culture, récupérée par la société de consommation, et l’art, porteur de sacré. Vous inscrivez-vous dans une telle filiation ?
La culture est ce qu’il y a de plus fondamental, au sens propre du terme. Il faut donc savoir dans quel sens nous prenons un tel terme. Pour qui connaît un peu la pensée allemande, culture et civilisation se rejoignent. C’est pourquoi il s’agit d’un mot-valise et plutôt flou. Il ne correspond souvent pas à grand-chose. Qu’est-ce qu’être cultivé ? C’est savoir se ranger dans une histoire, dans une continuité, quelle qu’elle soit. Or il n’y a plus aujourd’hui, malgré la mondialisation, un sens de l’histoire. Il n’y a qu’à voir l’éclatement des États, des positions économiques, des courants artistiques… Il n’y a aucune volonté d’harmoniser les choses, de même qu’il n’y a guère de dialogues entre les cultures de centre-ville, de banlieue, de campagne, ou entre les générations.
Cela signerait-il une sorte de « fin de l’histoire », précisément opposée à la thèse de Francis Fukuyama qui la situait dans une suprématie absolue et définitive du modèle démocratique libéral ?
Je ne me situe effectivement pas du tout dans le prolongement de Fukuyama. Chacun, aujourd’hui, fait sa propre histoire : il y a un tel émiettement des cultures et des économies que toute globalisation, y compris des valeurs, est devenue impossible. Notre monde contemporain est marqué par la fin de l’Histoire, c’est-à-dire d’une logique historique dont chaque conquérant a cru se faire un temps le maître. Je ne dis d’ailleurs pas que le même phénomène ne s’est pas produit dans le passé, puisque nous retrouvons par endroits des positions proches des XVIe et XVIIe siècles, du moins en Europe. Mais si l’on regarde par rapport aux années soixante, il n’y a plus du tout cette aspiration à une sorte d’ONU de la pensée, de l’économie, de la culture…
À quel endroit de la culture se place la littérature ?
Je ne sais pas trop ce que veut dire « la littérature » ; je sais ce que signifie « raconter des histoires ». On peut raconter le monde de deux manières, ou bien en croyant qu’on dit la vérité, ou bien en reconnaissant qu’on ne raconte jamais ce qu’on voit, ce qu’on nous dit de voir, ce que les générations précédentes ont vu…
Votre fameux tableau brechtien (p. 104) entre « littérature du vécu » et « littérature de l’imaginaire »…
Absolument ! Je suis très brechtien : je crois au récit comme étant au fondement de l’humanité. À l’origine, un singe s’est mis à causer et a parlé d’un village de l’autre côté de la colline ; tout le monde l’a cru, sans savoir si c’était le cas. Tel est le fondement humain. Au risque de l’absurde, si vous dites à un chien qu’il y a une place de l’autre côté de l’église de Saint-Germain-des-Prés et qu’il ne la sent pas, il ne le croira pas.
Ce qui distingue l’homme de l’animal serait donc pour vous la fiction.
L’animal ne croit pas du tout ce qu’on lui raconte et doit expérimenter de lui-même. Quand vous dites à un chien qu’on va aller se promener, il croit que cela va avoir lieu immédiatement. Il n’y a pas de mouvement de distance qu’il y a dans tout récit.
Le titre de votre livre, L’Agonie de Gutenberg, semble poser la question immédiate de l’imprimerie. À la lecture de vos chroniques, on perçoit que l’imprimerie n’est finalement que le signe d’un bouleversement plus large, celui d’un espace-temps : la fin d’un temps long, propice à la maturation, au profit d’un temps court, instantané, qui réduit également – par exemple avec les courriels – les frontières spatiales.
Le temps humain est particulier. J’en reviens à l’axe Bach-Wagner-Boulez. De même qu’il n’y a plus d’étalon, il n’y a plus de temps de référence. Le phénomène que nous avons décrit jusqu’à présent joue évidemment sur le temps. L’évolution de l’humanité, sa temporalité, n’est pas du tout homogène et globale, mais composée de minimes différences. Cela ne se vérifie pas seulement sur des questions spatio-temporelles, mais dans tous les domaines.
Lesquels ?
Eh bien, ne serait-ce qu’au niveau masculin-féminin, c’est extraordinaire ! La conception de la littérature entre les hommes et les femmes n’est pas du tout la même. C’est devenu un sacrilège de le dire. Et pourtant, il y a des secteurs entiers dans l’imaginaire qui appartiennent soit au côté masculin, soit au côté féminin. La croyance qu’on peut arriver à décrire quelque chose de façon neuve, originale et sincère, est beaucoup plus forte chez les femmes que chez les hommes. Ce sont des manières différentes de perception, de culture au sens le plus classique du terme, c’est-à-dire d’habitudes, de rapports à la création et à l’enfant. La paternité et la maternité n’ont rien à voir, non pas dans le sens affectif, mais dans celui biologique. L’éjaculation prête, selon moi, plus à la fiction que la parturition. Alors que l’homme se situe dans l’analyse du réel, la femme a un rapport plus fort, plus direct à celui-ci ; il y a comme une nécessité du concret dans le fait de porter un enfant… Sur ce plan aussi, il y a eu la magie mondiale, au milieu du XXe siècle, de gommer les aspérités et les différences. Cet ONU nuageux et miraculeux d’un paradis indifférencié nous retombe aujourd’hui sur la gueule, avec l’exacerbation de différences de porte à porte.
L’histoire ne serait-elle dès lors qu’une succession de réinterprétations fictionnelles ?
Oui, absolument.
Georges Bernanos disait : « Ôtez le surnaturel, et il ne restera rien de naturel ». Vous pourriez le paraphraser ainsi : « Ôtez la fiction, et il ne restera rien de réel ».
Ce qui revient à peu près au même, si ce n’est que mon approche ne s’inscrit pas dans la pensée chrétienne. La réalité pure n’existe pas si elle n’est pas racontée : ce que vous vivez, si vous ne le racontez pas, à vous-même ou à une autre personne, ça n’existe pas. Ce que nous vivons réellement, nous passons notre temps à le raconter. C’est le même phénomène pour les rêves. Si la vie n’est pas mise en fiction, elle est indifférente. L’imaginaire prend cet état de fait à bras-le-corps pour le pousser au plus loin.
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Vous titrez une de vos chroniques : « L’imaginaire précède le réel ». Dans le même temps, vos chroniques réagissent à l’actualité…
Oui, mais vous remarquerez que j’en fais des fables.
Certes, mais la réalité demeure première !
C’est finalement l’histoire de la poule et de l’œuf ! La réalité est première, mais elle était déjà auparavant un récit, une fiction : je pars toujours d’une information rapportée, c’est-à-dire passée par le prisme d’une subjectivité, donc d’une forme d’interprétation. Quand on vous raconte telle parole de Benoît Hamon ou tel acte d’Emmanuel Macron, cela passe nécessairement par un filtre, médiatique, amical, vidéo, etc. C’est toujours un : « On m’a dit que… » Nous sommes toujours à distance, dans une mise en scène de soi constante. La campagne présidentielle et la bourse sont autant d’histoires qu’on raconte.
À vous écouter, fiction et réel s’entremêlent de façon inextricable, alors que vos chroniques apparaissent parfois comme une quête de frontière entre les deux.
C’est vrai. Je pense que le réel existe mais que, parce que l’humain a pris l’habitude du récit, il est inaccessible. La réalité est fichue pour l’humanité depuis qu’il y a eu le langage, la fiction, c’est-à-dire le pouvoir de dire ce qui n’est pas là. Tout ce qu’on vit repose sur des interprétations…
Une sorte de foi dans un réel inaccessible ?
C’est ce qui reste du fondement commun de l’humanité, avant l’éparpillement. Les tentatives d’un ONU de la pensée, d’un ONU culturel, d’un ONU de la sympathie, se sont toutes brisées dans une sorte de différence guerrière entre les diverses histoires.
Un autre fil conducteur de vos chroniques est l’affirmation d’un principe de changement, qui réduirait à néant toute possibilité d’identité. Ce débat n’est certes pas nouveau, puisqu’il parcourt l’histoire de la philosophie, d’Héraclite jusqu’à Bergson. Ne concevez-vous pas un principe qui demeure ?
Je ne crois pas à la cohérence des actes. Nous sommes toujours dans une interprétation, sorte de fiction freudienne de la cohérence de l’humanité. Je pense par exemple que l’humanité n’a pas d’histoire cohérente et commune : il n’y a que des groupes qui se détestent les uns les autres. Nos histoires multiples sont liées à des entités géographiques, sociales, politiques, économiques. Nous sommes dans un émiettement qui n’a pas de centre, de noyau.
Mais malgré toutes les mutations, il reste que vous étiez, vous êtes et vous ne serez jamais personne d’autre que François Coupry !
Je vais peut-être vous paraître sophiste, mais je ne vois pas de logique dans mon existence, sauf dans la continuation très logique d’une pensée qui répète qu’il n’y a pas de logique dans les existences…
Il y a aussi une continuation dans vos actes, puisque nous fêterons dans deux ans les cinquante ans de votre première publication… Vous n’êtes pas devenu boulanger, mais président de la société des gens de lettres.
Ce n’est pas si éloigné, puisqu’il y a beaucoup de cuisine interne [rires] ! J’entends vos objections, mais nous avons bâti tout un système de pensée, depuis très longtemps, sur une cohérence des actions et des gestes, le summum étant la psychanalyse qui veut tout expliquer, y compris l’inconnu. C’est cette absolutisation de la cohérence qui me conduit à remettre en valeur l’incohérence, aujourd’hui oubliée, voire niée. Les découvertes récentes en physique quantique et en mathématiques nous rappellent cette incohérence dans l’infiniment petit. Cela va à l’opposé de notre pensée qui est viscéralement attachée, depuis l’Antiquité grecque, à la raison. Le devoir de réciter le monde fait partie de cette cohérence. Je veux remettre l’imaginaire indispensable au récit.
Quitte à être excessif dans la mise en avant des mutations ?
Il faut être dans un excès de mutation dans la mesure où nous ne sommes plus assez sensibles intellectuellement aux infimes changements qui s’opèrent dans le monde et en nous.
Nous pouvons schématiquement distinguer deux types, deux pôles de fiction : d’une part celle de la science-fiction, du fantastique, très en vogue actuellement, qui m’apparaît comme un hors-monde ou un à-côté-du-monde ; d’autre part une fiction en dedans du monde, comme tissée dans les silences du réel. Votre écriture me semble appartenir à la seconde catégorie. Seriez-vous d’accord avec cette approche ? Comment vous situez-vous ?
Au risque de me répéter, tout part de l’idée que le réel nous est impossible à dire, à voir et à appréhender. Quoi qu’il arrive, nous sommes dans un discours. À partir de ce constat, ce qui m’intéresse est de comprendre ce qui advient quand on change de discours, en sortant de l’analyse du réel pour approcher ce qui se rapprocherait peut-être le plus, paradoxalement, d’un vécu. Prenons l’exemple d’une promenade : « J’ai traversé telle rue, j’ai fait ça, j’ai croisé telle personne… » Si vous décalez votre discours et racontez soudain : « un lapin blanc est passé devant moi, a sorti sa montre et s’est plaint d’être en retard », alors vous entrez dans un autre champ de compréhension. Soit la personne comprend la référence, et elle n’est déjà plus dans l’univers quotidien, soit elle ne la saisit pas, et vous regardera comme un fou. Dans les deux cas, vous soulignez trois points : les propos précédents sont peut-être aussi fous et décalés que celui sur le lapin ; toutes les fictions antérieures vous construisent ; la personne s’interrogera sur le reste de votre histoire.
Si vous prenez une référence qui appartient à un « monde commun », comme celle à Lewis Carroll, vous introduisez surtout un signifiant métaphorique, destiné à exprimer un signifié, par exemple la folie de Parisiens surchargés qui tentent inlassablement, voire vainement, de poursuivre le temps qui passe…
Absolument ! Mais ce peut être plus complexe, et sans référentiel commun.
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Dans votre chronique intitulée : “Incorrecte hiérarchie des arts”, vous écrivez : « Je préfère lire les pièces de théâtre, plutôt que d’assister à leur représentation. Je bâtis dans ma tête les décors, j’organise la mise en scène, je joue tous les rôles. Quand j’assiste à une incarnation scénique, je m’énerve : les acteurs ne font pas ce que j’avais imaginé. Heureusement, c’est éphémère, les acteurs meurent vite : le texte, la poésie, la partition demeurent. Les mélomanes préfèrent les partitions aux concerts. » (p. 52-53) Si la formulation se veut volontairement provocante, l’allusion au théâtre n’est pas rare dans vos chroniques. Quel rapport entretenez-vous avec lui ? Pourquoi n’avez-vous publié aucune pièce ?
J’aime beaucoup le théâtre, que j’ai beaucoup pratiqué. J’ai toujours préféré le théâtre, et même un certain cinéma, à l’écrit. J’ai écrit des pièces, qui n’ont effectivement jamais été publiées parce que je trouvais que c’était du mauvais Ionesco. J’ai également tenté de jouer, mais je n’étais pas très bon acteur. Surtout, j’ai été metteur en scène. Il faut dire que j’ai été élevé chez les jésuites et que la seule chose qui les intéressaient à l’époque, c’était le théâtre [rires] ! Je me suis aperçu de l’impossibilité de faire faire ce que je voulais à un acteur, parce qu’il ne le voulait pas. Ce qui est logique. Mais comme j’étais incapable de cette dialectique subtile que n’importe quel metteur en scène sait faire, je me suis mis à écrire en me disant : les personnages ne vont pas venir m’importuner ! Ce qui n’est d’ailleurs pas très vrai… Mais il est certain que ça m’a marqué durablement. Je me considère d’ailleurs comme un auteur de théâtre. Tous mes personnages, dans la cinquantaine de livres que j’ai écrits, appartiennent au théâtre, y compris dans mes chroniques : la souris Joséphine qui raconte mon enfance et Monsieur Piano sont des personnages de théâtre. Même si je ne suis pas reconnu comme tel, je suis un auteur de théâtre qui n’a jamais publié de pièce !
Dans une chronique intitulée “L’anti-intellectualisme primaire” (p. 194), vous évoquez la critique actuelle. Quelles évolutions discernez-vous ?
Au XIXe siècle, les critiques sont très fouillées et leurs auteurs prennent parti. Nous connaissons la fameuse critique de Balzac sur La Chartreuse de Parme : il raconte toute l’histoire, certes rapidement, ce qui est impossible aujourd’hui. Il faut lire ces critiques : elles racontent que Marie n’aurait pas dû épouser Gustave mais choisir Léopold. Personne n’oserait dire aujourd’hui que James Joyce aurait dû situer son action à Stockholm plutôt qu’à Dublin. Ce serait une aberration. Ils faisaient pourtant ce que fait tout lecteur. Cet esprit a complètement disparu. Je l’ai retrouvé dans ce qui est devenu aujourd’hui une part importante, voire capitale, de la critique, à savoir les blogs. Les auteurs de ces blogs, qui ne sont souvent pas des journalistes professionnels, d’abord lisent, mais écrivent encore des critiques assez fouillées, à la fois en situant objectivement les livres et en se mettant en scène. Ils interviennent subjectivement, ce qui était interdit depuis un siècle. C’est une sorte de retour aux sources. Cela m’a permis de découvrir des choses sur mes propres textes !
Vous évoquez, en octobre 2015, « l’ubérisation des écrivains » (p. 160). Pensez-vous qu’une proposition, comme celle faite par Benoît Hamon lors des dernières présidentielles, d’élargir le statut d’intermittents aux auteurs serait bienvenue ?
Il y a un autre mythe de la globalisation dont nous n’avons pas parlé, celui de la « République une et indivisible ». Cette abstraction n’a guère de réalité. Pour moi, les habitants vivant en France font partie d’une anarchie diverse et multi-divisible. Le milieu de l’édition est également considéré comme un ensemble, comme une République, comme un ONU. Cette manière de concevoir l’édition est certes efficace, mais elle recouvre des réalités qui n’ont absolument rien à voir entre elles. La notion d’auteurs de l’écrit ne veut rien dire ! Il existe quatre catégories pour les auteurs : les essais, les œuvres fictionnelles, les témoignages ou récits personnels, et les œuvres de commande. Ces catégories renvoient à des rapports très différents avec l’imprimerie, les éditeurs, le lectorat, les lois du genre… J’ai toujours été très gêné par le fait qu’on veuille faire une sorte de totalité avec les mêmes et les mêmes devoirs, alors que les réalités sont si différentes. J’ai dû le défendre comme président de la Société des gens de lettres, mais je demeure perplexe.
Mais si nous resserrons la question sur les auteurs de fiction, souvent les plus précaires, pensez-vous qu’il faudrait créer un système solidaire pour les rémunérer ?
Nous sommes dans un vieux débat : doit-on obéir à une économie de marché, qui se soumet à la loi de l’offre et la demande, ou veut-on une économie solidaire, qui favorise la création littéraire ? La seconde solution est évidemment la plus apaisante, avec les dangers qu’elle comporte : la mainmise d’un État sur le contenu. Si l’on considère que l’invention d’histoires, de récits, est la matrice de tout le fonctionnement d’un monde, d’un État, d’une pensée, de toute vision, il est bien évident qu’on doit maintenir la création d’œuvres et permettre un système solidaire. C’est le fondement même de toute réalité, à commencer par celle de ledit État, si celui-ci a une importance sur les rapports entre les êtres humains.
Ma dernière question sera régionaliste. Vous êtes originaire, par votre mère, de la Camargue. L’écrivain Joseph d’Arbaud, originaire de ce même pays, a écrit un magnifique roman, La Bête du Vaccarès, dans lequel il évoque la fin d’un temps. Si le récit se situe au XIVe siècle, ce sont bien les mutations du début du siècle dernier qui sont au cœur de son approche. En lisant vos chroniques, j’ai parfois eu la même impression d’une description d’une bête proche de sa fin, qui voit le monde changer impitoyablement. Vous sentez-vous un lien particulier avec Joseph d’Arbaud ?
Je vais vous raconter une histoire. Vous avez évoqué ma mère : elle appartenait au cercle gravitant autour de deux grandes figures de la littérature locale, le marquis Folco de Baroncelli-Javon et Joseph d’Arbaud. La grande amie de ma mère est devenue Mme Joseph d’Arbaud à la fin de sa vie. Joseph d’Arbaud aurait même dû devenir mon parrain, s’il ne l’avait pas été auparavant d’un petit enfant qui venait de mourir, ce qui l’a marqué. C’est sa femme qui est devenue ma marraine. J’ai beaucoup de photos de ma mère, à cheval et parfois en arlésienne, avec Joseph d’Arbaud. Le lien que j’ai avec lui est donc profondément inscrit dans ma famille.
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER
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François Coupry, L’Agonie de Gutenberg, Pierre Guillaume de Roux, 2018, 272 p., 23 €
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Photographie de Une – François Coupry (crédits : Pierre GelinMonastier)