« Ailleurs et maintenant » de Toshiki Okada : un théâtre du non-lieu
Né en 1973 au Japon, Toshiki Okada est romancier, nouvelliste, dramaturge et metteur en scène. Ailleurs et maintenant est une commande d’écriture de la maison du Théâtre d’Amiens et de la Compagnie des Lucioles dirigée par Jérôme Wacquiez. La pièce a été créée, en français, à Amiens le 22 janvier 2018, dans une distribution comptant cinq acteurs. Elle vient de paraître aux éditions Espaces 34.
Cela peut étonner pour cette pièce un peu déroutante, dépourvue de dialogues et recourant volontiers au style indirect libre, pièce qui se présente comme un récit et une méditation du dramaturge et metteur en scène. Dans ce long monologue, le créateur semble en état d’apesanteur, son âme semble flotter un peu au-dessus de son corps, de tout ce qui fait le corps de sa vie : le Japon, les pièces qu’il met en scène, ces constants déplacements à travers le monde, dans l’asepsie des aéroports internationaux, des avions et des chambres d’hôtel.
Une vie de fragments
Il y a parfois quelque chose d’un Lost in translation inversé : le Japonais qu’est Toshiki Okada remarque qu’Air France « peut se vanter d’un taux de perte de bagages extraordinairement élevé », il s’étonne de cette employée d’un aéroport européen qui, questionnée sur le devenir de ces bagages, a « ce geste expressif qui, à nos yeux à nous Japonais ou aux yeux des Asiatiques en général, semble le geste le plus occidental qui soit, et même le plus archétypal, et qui signifie “je n’y peux rien” ou “je ne vois pas de solution” ou encore “rien à faire” ». Bref, ce long monologue est parfois drôle.
Mais son principal intérêt n’est pas là : il est dans la réflexion qui le motive et qu’il produit aussi, selon une logique performative, réflexion sur une forme théâtrale nouvelle, dans laquelle les acteurs ne jouent pas des personnages. On peut penser que la formule consiste à donner à voir, à lire, la pièce en train de s’écrire, qu’elle consiste à intérioriser les voix des acteurs dans le paysage mental du metteur en scène, dans la voix du récitant. Mais l’intérêt du livre est aussi et surtout, car l’auteur nous en dit finalement assez peu sur cette forme nouvelle, dans l’itinérance intérieure et le paysage mental que déploie le récit, cette errance et cette mouvance qui s’offrent au récitant et au lecteur, non sans une certaine mélancolie.
On voit donc Toshiki Okada, tel Rimbaud dans les Illuminations (Vagabond), « pressé de trouver le lieu et la formule ». Et on peut croire que sa quête n’est pas tout à fait vaine lorsqu’on le laisse, à la fin du récit, seul dans sa chambre d’hôtel australienne, coupé du monde et de ses communications incessantes par la panne d’électricité qu’a provoquée le violent orage qui s’est abattu sur la ville. Il peut alors voir en pleine lumière combien sa vie est faite de fragments, comme le monde est composite et à quel point l’on n’arrive guère à appréhender, à arpenter, que des parcelles de temps et de lieux.
Refuser l’assignation à la naissance, à résidence : pour un théâtre éloigné des lieux
Toshiki Okada est un Japonais qui ne se sent « pas trop concerné par ce qui arrive à l’État “Japon” ». Il n’est pas nationaliste, « mais alors pas du tout », peut-être parce qu’il déteste le climat humide du Japon. Ce pays le fatigue, l’indiffère, même s’il ne lui déplaît pas d’observer sa dégénérescence. Sa destinée, il ne la voit pas unie à celle de la nation japonaise et rêve d’une « vie sans lien avec un lieu particulier, [… d’] un théâtre sans lien avec un lieu particulier ». Alors, forcément, Toshiki Okada n’aime pas qu’on l’assigne à sa naissance, qu’on lui dise qu’il est spirituel car japonais, zen car japonais. Il n’aime pas être exotique.
L’exotisme travestit et affadit, l’exotisme est un artifice ; Toshiki Okada n’aime pas l’artifice, même s’il avertit que le théâtre contemporain qu’il fait « n’est pas le théâtre réaliste habituel ». On le voit, à Genève, refuser l’artifice des jets d’eau qui sont « une intervention artificielle dans la beauté originelle de l’eau [qui] n’arrive jamais à la hauteur de la nature », tout en n’excluant pas, de manière comique, qu’il se trouve un jour un visionnaire qui déclare que les humains ont grand besoin de designers de jets d’eau…
Il y ainsi, dans la vie de l’auteur comme dans le théâtre qu’il envisage, la recherche d’un effet de distanciation, recherche assez naturelle pour un dramaturge influencé par Brecht. Baudelaire disait qu’« Il faut être toujours ivre… De vin, de poésie, de vertu, à votre guise » (Petits poèmes en prose, XXXIII). Toshiki Okada semble dire qu’il faut être toujours ailleurs, pour ne jamais se laisser enfermer dans un lieu, pour n’être jamais réduit à une situation.
Une pièce qui se joue, une pièce qui s’imagine
Selon un procédé original, Toshiki Okada évoque à la fois la pièce (dont il est l’auteur) qui est en train de se jouer à Paris, pièce intitulée « Les failles sont invisibles », et la pièce qu’il est en train d’imaginer, pièce dont il voudrait qu’elle incarne « une forme n’ayant encore jamais existé dans toute l’histoire du théâtre » : il y aurait des acteurs mais pas de personnages car les acteurs ne joueraient pas des personnages et le passé ou les strates du passé pourraient s’intégrer à cette forme nouvelle, donnant une plus grande profondeur au temps de la représentation.
Selon la logique performative que nous avons dite, le déploiement de la pièce imaginée s’opère à la fois dans l’esprit du créateur et sous le regard du spectateur-lecteur : ce dernier est projeté dans l’esprit du créateur, lequel projette lui-même son esprit sur scène. C’est peut-être parce que le temps et le lieu de la représentation sont propres à ceux qui y assistent (et n’existent pas pour ceux qui y sont extérieurs), sont vrais pour ceux qui y assistent, formant ainsi un monde aussi clos, que la scène leur devient un paysage intérieur et que, réciproquement, le paysage intérieur du metteur en scène peut se déployer sur celle-ci. Ainsi donc, pendant qu’il dirige, ou plutôt observe, les répétitions de la pièce en train de se jouer, Toshiki Okada est déjà absorbé par la pièce à venir : si son corps demeure près de la pièce en train de se jouer, sa « substance intérieure se trouve ailleurs ».
C’est au fond cette substance intérieure qui est l’objet, le lieu et le temps de la création suivante, qui se joue Ailleurs et maintenant.
À la recherche d’un lieu intérieur
À force d’aller de lieu en lieu, à force de fréquenter les aéroports qui sont des lieux calmes, plats et neutres, des utopies et des dystopies nous dit l’auteur, c’est-à-dire des lieux qui n’existent pas, c’est « l’idée de la signification particulière que peut avoir un lieu donné [qui] s’amenuise » chez lui.
Bref, tout se nivelle, tout se ressemble et le voyageur du monde globalisé participe à ce nivellement, à cette indifférenciation. Curieusement, l’auteur déclare que son théâtre même n’est attaché à aucun lieu : on peut le comprendre en ce sens que ses pièces sont jouées dans le monde entier mais il faut tout de même bien, pour qu’elles adviennent, ces pièces, que des scènes leur permettent d’avoir lieu. On reste donc sceptique devant cet attrait pour le non-lieu.
Mais c’est peut-être la panne d’électricité frappant son exil australien qui fait la lumière sur la véritable quête de Toshiki Okada, et qui nous le rend plus sympathique : sans électricité, sans internet, sans ordinateur, sans téléphone, « on ne peut plus rien savoir de ce qui se passe dans le monde extérieur. C’est très sain… Parce que ce que les médias nous montrent du monde est devenu une partie de notre sphère intime ». Et, plus loin : « Dans un état d’immobilisation forcée… je peux enfin me voir ».
C’est peut-être le début d’un voyage plus fécond, d’un voyage plus authentiquement intérieur.
En signe donc d’espérance et d’issue, on peut adresser à l’auteur, et à son lecteur, l’Adieu qui clôt une Saison en enfer : « et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps ».
Toshiki Okada, Ailleurs et maintenant, Éditions Espaces 34, 2018, 80 p., 14,60 €