Actes Sud-Papiers – Catherine Anne et Pauline Bureau : deux femmes en prise avec le réel
Actes Sud a récemment publié deux pièces : J’ai rêvé la révolution de Catherine Anne affirme une libre adaptation de la vie, ou plutôt des derniers jours, d’Olympe de Gouges, avant sa décapitation ; la seconde, Mon Cœur de Pauline Bureau, s’inspire de l’affaire du Mediator, et plus précisément du combat mené par des femmes contre une industrie sourde et puissante.
Deux pièces engagées, inspirées par des faits réels, mettant en scène des femmes fortes – malgré la maladie, malgré la mort –, qui touchent au documentaire (voire au reportage) au risque de ne pas sortir d’une simple reproduction du réel et d’un martèlement idéologique.
« La désolante platitude délavée du vécu »
Dans son récent livre qui rassemble ses « vilaines pensées 2013/2017 », l’écrivain François Coupry dresse le constat d’une littérature incapable de sortir de « la désolante platitude délavée du vécu ». Au fil de ses sympathiques chroniques rassemblées sous le titre L’Agonie de Gutenberg, il dénonce un monde incapable de comprendre que c’est précisément la fiction qui constitue non seulement un acte artistique, mais encore la possibilité d’une compréhension renouvelée du réel.
La position de François Coupry participe d’un débat propre à l’acte littéraire : Arthur Rimbaud ne dénigrait-il pas toute poésie à la « subjectivité horriblement fadasse » ? À l’heure de l’autofiction, à l’heure où nombre de cinéastes refusent désormais la distinction entre fiction et documentaire, les oppositions tendent à se renforcer entre confusion et séparation.
Il y a, entre ces deux positions, une troisième : la distinction, qui respecte chaque partie tout en embrassant les deux réalités. L’amour pour la fiction, pour ce qu’elle exprime, n’est pas contradictoire avec une affection réelle pour les récits ne se détachant pas – ou très peu – du quotidien. Dans les deux cas, les questions demeureront celle d’une écriture susceptible de devenir littérature, celle d’une subjectivité capable d’exprimer la complexité et la profondeur des situations évoquées…
Mon cœur de Pauline Bureau : un théâtre rivé au réel
Il reste que la question de l’acte littéraire se pose dans le cas présent, puisqu’il ne s’agit pas d’une représentation scénique, mais d’un texte écrit et publié.
Mon cœur de Pauline Bureau est une pièce résolument documentaire. La quatrième de couverture mentionne d’emblée l’affaire du Mediator, nous précisant l’origine du positionnement de la dramaturge : « Après de nombreuses recherches, de longues discussions avec la lanceuse d’alerte Irène Frachon et des victimes du médicament, Pauline Bureau transforme la controverse en un texte sensible et nécessaire. » Un langage propre à une maison d’éditions qui souhaite rendre le texte accessible et « achetable » aux lecteurs – limités, comme nous le savons, dès lors qu’il est question d’écriture destinée à la scène.
À la lecture, le texte de Pauline Bureau frappe par son grand nombre de didascalies superflues. Entre les déshabillages, les baisers et les positions des personnages, nous nous perdons dans des détails qui n’apportent rien – ou si peu – à la compréhension écrite et brisent notre capacité d’imagination, l’arrimant résolument à la terre ferme.
Telle est, semble-t-il, la perspective de la pièce : nous expliquer la situation terrible de ces femmes doublement victimes, d’une part d’un médicament commercialisé malgré les alertes lancées successivement, d’autre part de leur propre culpabilité car la prise de médicaments est liée au motif – soudain devenu futile – de perdre du poids (pour soi-même, pour obéir également à l’impérieuse efficience exigée par son travail de vendeuse de lingerie).
Ce qui est décrit dans la pièce rend bien la violence de la situation. Pauline Bureau a fait un remarquable travail de transcription dialoguée du scandale qui a brisé la vie de tant de femmes, à commencer par celle de son héroïne Claire Tabard, synthèse de toutes les autres. Nul doute que les lecteurs qui liront la pièce seront touchés. Nul doute surtout que les spectateurs qui la verront seront bouleversés par les mises en scène possibles. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit in fine d’un témoignage, d’un de ces récits qui sortent chaque semaine pour nous décrire un combat, que celui-ci ait lieu dans les mystérieux couloirs du pouvoir ou dans les ruelles miséreuses d’une ville moyenne.
En lisant Mon Cœur, nous sommes moins devant un acte littéraire et artistique que confrontés à une restitution – sous forme dialoguée – d’une enquête liée à un scandale. Plus que d’un théâtre documentaire, nous pourrions parler de théâtre reportage, avec usage d’une forme à visée didactique. Une telle proposition a des qualités évidentes, tant pédagogiques que sensibles, mais elle ne constitue pas selon moi une écriture littéraire. Reste dès lors à découvrir cette histoire sur scène…
J’ai rêvé la révolution de Catherine Anne : histoire et idéologie
Le texte de Catherine Anne présente apparemment des similitudes avec celui de Pauline Bureau : un fait concernant une femme victime et combative. Si le scandale du Mediator, déclaré en 2010, n’a toujours pas fini de provoquer des remous juridiques aujourd’hui, l’exécution d’Olympe de Gouges est quant à elle datée dans le temps. La femme est morte en novembre 1793 ; ses écrits demeurent.
Catherine Anne évoque dans sa pièce les derniers jours de cette figure féminine de la Révolution française, victime de la sinistre Terreur. Elle est en prison, gardée par un jeune soldat, reçoit la mère de ce dernier, ainsi qu’une jeune femme venue de loin et mariée à son fils. Cette quadruple confrontation a tout pour séduire, car elle manifeste les ambiguïtés propres à chaque personnage : seule Olympe de Gouges reste verticale, d’une certitude immuable, ne doutant pas que ses convictions sont des évidences universelles qui l’absoudront devant tout tribunal.
Le jeune soldat martèle ses idéaux tandis que son cœur se fissure et ses yeux s’ouvrent ; la mère de ce dernier oscille entre la peur de représailles et un sentiment de communion – en tant que femme, en tant que mère – envers la captive ; la jeune femme tremble intérieurement du choix de sa belle-mère d’être fidèle à un idéal qui non seulement conduit à la mort, quand il y avait une possibilité de poursuivre le combat vivante, mais jette encore un discrédit sur tous ses proches, à commencer par le fils, son mari.
Ces ambiguïtés ont apparemment tout d’une grande pièce : le drame peut advenir. Il advient. Au prix néanmoins de certaines caricatures : le positionnement du jeune soldat est grotesque, donnant raison a priori à Olympe de Gouges, renforçant par cet artifice éculé son statut de femme tolérante et victime.
C’est que la pièce oscille entre la femme concrète et le discours idéologique. Il n’y aurait pas lieu, en temps normal, de séparer ces deux données. Mais la pièce jouant sur cette ambivalence, il convient de souligner un subterfuge. En face d’Olympes de Gouges, il n’y a pas de contradicteurs, sinon caricaturaux ; il y a seulement un homme et deux femmes en prise avec la vie quotidienne.
Tant que les échanges portent sur les questions de maternité, sur des sujets liés à l’intime, à l’existence concrète, la pièce de Catherine Anne trouve son équilibre. Mais chaque conversation est émaillée d’affirmations un peu faciles, avec lesquelles nous ne pouvons qu’être d’accord dès lors qu’elles sortent de la bouche de l’Olympe de Gouges de la pièce, au vu de la position idéologiquement grotesque de ses interlocuteurs : presque toutes les conversations avec le jeune soldat en portent la trace, de même que la confrontation entre l’héroïne captive et sa belle-fille : certains propos sont d’une finesse, d’une subtilité remarquable. Mais pourquoi évoquer l’humanité des Noirs, l’abolition de l’esclavage, etc. ?
L’enjeu est-il de prouver qu’Olympe de Gouges a eu raison jusqu’au bout ou de montrer une femme fébrile et vaillante à la veille de sa mort ? Quand Catherine Anne choisit la seconde option, son texte devient lumineux, pétri d’un humanisme existentiel ; quand elle glisse vers la première solution, son humanisme devient martèlement idéologique, réduisant notre liberté de penser à la portion congrue. C’est ainsi que je lis – peut-être à tort – la conclusion faisant soudain apparaître deux femmes du XXIe siècle, dont l’une achève de nous dire ce que nous devons penser.
Ouvrages cités dans l’article :
– François COUPRY, L’Agonie de Gutenberg. Vilaines pensées 2013/2017, Pierre Guillaume de Roux, 2018, 272 p., 23 €
– Pauline BUREAU, Mon Cœur, Actes Sud-Papiers, 2018, 63p., 11 €
– Catherine ANNE, J’ai rêvé la révolution, Actes Sud-Papiers, 2018, 96 p., 13,40 €
Photographie de Une – Jeune femme lors des manifestations au Chili, en 2016 (source : CNN)