Interview. Etienne Kallos et l’identité fracturée de l’Afrique du Sud
Premier long-métrage du réalisateur gréco-sud-africain Etienne Kallos, Les Moissonneurs a été sélectionné l’an dernier dans la section « Un Certain Regard » du 71e festival de Cannes. Il sort ce mercredi 13 février dans les salles françaises.
Il y a quelque trois ans et demi, Profession Spectacle avait déjà signalé son court-métrage de 28mn intitulé Eersgeborene (litt. « Le premier-né » et disparu depuis la plateforme Vimeo depuis), qui a a reçu le prix Corto Cortissimo Lion du meilleur court-métrage au festival de Venise en 2009, une première pour un film en langue afrikaans. Ce film nous plongeait dans l’oppressante intimité d’une famille d’agriculteurs afrikaners, de la plus puritaine obédience protestante, au lendemain de l’Apartheid, et abordait des thèmes tels que l’inceste, de la manipulation, du meurtre, comme une sorte d’inversion de l’histoire de Caïn et Abel…
Synopsis des Moissonneurs – Afrique du Sud, Free State, bastion d’une communauté blanche isolée, les Afrikaners. Dans ce monde rural et conservateur où la force et la masculinité sont les maîtres-mots, Janno est un garçon à part, frêle et réservé. Un jour, sa mère, fervente chrétienne, ramène chez eux Pieter (Alex van Dyk), un orphelin des rues manipulateur qu’elle a décidé de sauver, et demande à Janno (Brent Vermeulen) de l’accepter comme un frère. Les deux garçons engagent une lutte pour le pouvoir, l’héritage et l’amour parental.
Entretien avec Etienne Kallos.
Les Moissonneurs a été développé dans le cadre de la résidence de la Cinéfondation de Cannes, en 2011. Comment cette expérience a-t-elle contribué à la réalisation du film ?
La résidence a été une expérience unique et stimulante qui m’a ouvert beaucoup de portes, pour des financement et des soutiens européens. Le film a finalement été produit par Sophie Erbs, de Cinema Defacto. C’est donc officiellement un film français, et il n’aurait pas été possible de le réaliser sans le soutien continu de la Cinéfondation. Celle-ci a d’abord sélectionné mon film d’étudiant Doorman, puis ils ont choisi le scénario des Moissonneurs pour m’aider à le développer. Je leur en serai toujours reconnaissant.
Le film explore l’identité et la sexualité dans la culture afrikaner de l’Afrique du Sud moderne. Pourquoi avez-vous décidé de concentrer votre film sur ces thèmes ?
L’Afrique du Sud est mon pays et je voulais faire un film qui explore ce qui s’y passe aujourd’hui, pour montrer cinématographiquement une expérience nouvelle, difficile à exprimer par des mots. Être à la fois africain et européen signifie que mon identité est fracturée en deux. En dessous se trouve mon identité privée (une troisième fracture), et ainsi de suite. Je voulais explorer l’expérience de vivre dans la fracture, d’être déplacé culturellement et spirituellement, d’être le produit de cette ère postcoloniale. Les thèmes de la sexualité et de l’identité font partie de mes préoccupations permanentes, avec le questionnement et la réinvention de la perspective masculine. La culture Afrikaans, résolument patriarcale, s’efforce de résister au changement perpétuel de l’Afrique post-coloniale. C’est un contexte fascinant dans lequel travailler.
Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur les deux acteurs principaux ?
Bien que j’aie dirigé Janno et Pieter comme deux personnages distincts, je les ai écrits comme un personnage divisé en deux, les deux faces d’une même médaille. Les complexités de la fraternité et de l’identité masculine dans cette nouvelle ère de critique et de réévaluation sont fascinantes à explorer. Par exemple, en moi-même, je vois deux parties principales : un côté de moi est un homme qui manque de confiance en lui et ne veut pas vivre dans un monde sans amour (c’est Janno), l’autre est un survivant qui défie le jugement extérieur, qui est prêt à exister sans amour et à tout prix (c’est Pieter).
Comment était-ce de travailler à la fois sur une si grande coproduction internationale – et sur votre premier long-métrage ?
Je ne pensais pas que faire une coproduction internationale serait aussi difficile que ça l’a été. Avec des éléments en mouvement répartis dans quatre pays, nous avons tous dû accepter un certain chaos permanent. Heureusement, nous avons eu une productrice principale efficace : Sophie Erbs. J’ai passé des années à trouver les lieux du film et à cultiver des relations avec les fermiers locaux. Il m’a donc été plus facile de maintenir ma vision, dans ce contexte de coproduction internationale, sur les lieux que j’avais trouvés – alors que pendant la post-production, qui s’est faite en Europe, il est devenu beaucoup plus difficile de maintenir mon point de vue africain. Malgré les meilleures intentions de chacun, les détails des couleurs et des sons, si spécifiques en Afrique, se sont presque perdus. Par chance, j’ai eu à mes côtés une grande monteuse française, Muriel Breton.
Dans quelle mesure vos acteurs vous ont-ils aidé à faire de votre vision une réalité ?
Le cinéma est un média de collaboration : sans la distribution et mon équipe, il n’y aurait pas de film ; je ne pourrais pas être plus reconnaissant. Comme le cœur du film est la dynamique entre les deux garçons, j’ai passé beaucoup de temps à voyager d’école en école, pour trouver les bons acteurs, et m’assurer qu’ils s’entendaient bien l’un avec l’autre, en m’assurant également que les parents étaient d’accord pour signer sur un contenu aussi intense. Pendant un moment, je ne pensais pas que cela arriverait, et soudain tout s’est mis en place. Venant d’un milieu théâtral, mon premier amour est de travailler avec des acteurs ; nous nous sommes donc beaucoup amusés et avons fait beaucoup d’improvisations la semaine avant le tournage. Les acteurs expérimentés, Juliana Venter et Morne Visser, ont travaillé dur pour créer un sentiment de communauté, de manière à ce que les garçons se sentent en sécurité.
Propos recueillis par Davide ABBATESCIANNI