Pau Miró : « En Catalogne, il n’y a plus rien auquel se raccrocher durablement »
Né à Barcelone en 1974, Pau Miró est acteur, auteur et metteur en scène. Après un diplôme en interprétation obtenu à l’Institut del Teatre de Barcelone, il se tourne peu à peu vers la dramaturgie.
En 2008-2009, il écrit une trilogie « animale » composée de Búfals, Lleons (Teatre Nacional de Catalunia, 2009) et Girafes (Festival Grec, 2009) qui a reçu le prix de la critique dans la catégorie « meilleur texte théâtral ». Ces trois pièces, traduites par Clarice Plasteig Dit Cassou, ont été publiées aux éditions Espaces 34 en 2013-2014.
Rencontre.
Comment êtes-vous arrivé à l’écriture théâtrale ?
Depuis que je suis tout petit, j’écris des saynètes, des sketchs, de courtes nouvelles, des contes… C’est quelque chose qui est en moi depuis très longtemps. J’ai commencé à étudier à l’Institut del Teatre de Barcelone pour devenir acteur. José Sanchis Sinisterra, qui était alors mon professeur, m’a alors fait découvrir la possibilité de fusionner l’inquiétude de la scène et l’inquiétude de l’écriture. Il a brisé les barrières que j’avais en rendant conciliables ces deux activités.
Votre première grande œuvre traduite en français est la trilogie animale, parue aux éditions Espaces 34 : Buffles, Lions et Girafes. Quelles furent les étapes qui ont précédé cette triple création ?
La première œuvre qui a connu un certain succès fut Plou a Barcelona (« Il pleut à Barcelone »). C’est à cette occasion que j’ai rencontré ma traductrice, Clarice Plasteig Dit Cassou : elle a traduit ce texte, avec l’aide de la Maison Antoine Vitez, mais ce dernier n’a pas encore été publié en France. Cette pièce m’a ainsi fait décoller à Barcelone et à l’étranger : elle a été traduite et montée dans plusieurs pays.
Comment décririez-vous l’identité, et plus spécifiquement l’écriture catalane ?
C’est une question que nous, auteurs catalans, nous nous posons beaucoup, y compris à travers des rencontres, des colloques… La meilleure réponse que j’ai actuellement, mais qui pourrait changer dans deux ans, c’est que l’identité catalane existe du fait d’une coïncidence : à un instant donné de l’histoire, il y a eu une effervescence commune et l’émergence d’une génération d’écrivains.
Est-ce lié à la fin du franquisme ?
Non, pas tout à fait. Au désert du franquisme a succédé un autre désert, pendant près de 25 ans. Le changement ne s’est pas fait en un claquement de doigts. C’est au début des années 90 que la dramaturgie catalane émerge, avec deux figures majeures : Sergi Belbel et Lluïsa Cunillé.
Vous parlez d’un théâtre de textes… mais il y a tout de même eu, dans les années 1970 et 1980, Josep Maria Benet i Jornet et José Sanchis Sinisterra.
Benet i Jornet et Sanchis Sinisterra sont les deux figures tutélaires de la transmission. Ils ont connu cette traversée du désert, survivant dans un monde qui leur était hostile ; la reconnaissance n’interviendra que plus tard, principalement dans les années 1990.
Il y a notamment eu la création de la Sala Beckett, en 1989, qui a permis ce renouveau…
Ce fut un événement très important. En un sens, si Sergi Belbel et Lluïsa Cunillé sont pour moi les parents de la dramaturgie catalane contemporaine, Benet i Jornet et Sanchis Sinisterra sont les grands-parents. Quant aux enfants, ils sont très nombreux…
Bertolt Brechet évoquait la fable comme l’élément fondamentale de la structure dramaturgique. Vous sous-titrez votre pièce Buffles « une fable urbaine ». Pourquoi, parmi toutes les possibilités qu’offre la fiction, choisissez-vous la fable ?
Cette forme de fable, utilisée pour la trilogie, est une exception, non seulement dans le paysage dramaturgique contemporain, mais également dans ma propre production. Cette forme particulière m’a permis de m’interroger sur tous les aspects du genre et de trouver des voies narratives pour les exprimer.
Vous auriez pu opter pour un univers parallèle, un monde de science-fiction ou de fantaisie, dans lequel les personnages seraient des humains détournés, avec de supers-pouvoirs ou plongés dans un univers fantasmé, utopique. Or vous privilégiez des animaux… Que désirez-vous manifester par ce choix ?
À cette époque, je vivais dans le Raval, quartier de Barcelone composé à l’origine de marginaux et qui a vu venir de plus en plus de personnes fortunées. Dans un même lieu, il y a donc à la fois ces groupes inadaptés, voire asociaux, et la haute culture. De nombreuses communautés vivent à proximité les unes des autres, sans se mélanger. Cela ressemble un peu à une réserve, avec différents troupeaux, différentes meutes, aux espaces bien définis. Je regardais beaucoup de documentaires animaliers à l’époque, et je reconnaissais dans le comportement de tel bête un voisin, voire une communauté de personnes. Il y a des racines, un flux commun.
Le sacrifice de l’enfant, jeté en pâture, est une thématique traditionnelle de l’Antiquité à nos jours : on pense à ces jeunes gens livrés au Minotaure jusqu’à l’intervention de Thésée et d’Ariane, ou encore à Abraham, prêt à sacrifier son fils Isaac en obéissance à un Dieu qui veut éprouver sa foi mais retient son bras au dernier moment. Qu’apporte un tel mythe aujourd’hui ?
Il ne s’agit pas d’abord d’un mythe, mais d’une réalité scandaleuse. Cela s’est passé dans le Raval : une famille très pauvre a envoyé un de ses enfants, âgé de 11 ans, passer les après-midis chez un homme. Personne ne sait exactement ce qui s’est passé, mais des faits horribles ont été mis à jour… Le procès a connu de fortes répercussions médiatiques. Cela m’a beaucoup marqué, parce que tout s’est déroulé à proximité de chez moi. La réalité a besoin de la fiction pour digérer la monstruosité. Un documentaire a d’abord été tiré de cette sombre histoire, puis j’ai écrit ma pièce.
Outre le fait que vous transposez dans le monde animalier des situations humaines, quelle est l’unité souhaitée de votre trilogie ?
Les trois pièces sont autant de points de vue d’une même réalité, typiquement catalane. Nous parlons d’un drame propre à notre époque : les girafes représentent la génération de nos grands-parents, les lions sont nos parents, les buffles correspondent à notre génération. Cette trilogie est donc essentiellement un drame générationnel. Les girafes communiquent par infrasons, par ondes sonores inaudibles pour l’oreille humaine. La question est donc : comment les girafes ont-elles transmis leur silence aux nouvelles générations ?
Cela signifie-t-il que les girafes sont la génération sous Franco, victimes de la censure, tandis que les lions sont la génération qui a suivi immédiatement la fin du régime franquiste et qui s’est partagé les restes ?
Oui, c’est exactement ça. Je pense d’ailleurs que le bon ordre pour lire la trilogie est exactement celui inverse de son écriture et de sa parution : Girafes, puis Lions et enfin Buffles.
Si vous privilégiez des buffles, plutôt que des brebis, est-ce pour éviter de considérer la nouvelle génération sous le seul angle victimaire ?
Tout à fait. Les buffles sont à la fois victimes de prédateurs – ici des lions – mais aussi prédateurs eux-mêmes. Ils sont forts, imposants, impression renforcée par l’idée de groupe, de communauté soudée. Ils savent se défendre, instinctivement.
La mise en scène de Buffles par Édouard Signolet, dans le cadre de la première édition du festival Barcelone en scène, vous a-t-elle appris quelque chose sur votre propre pièce ?
Lorsque j’ai vu la pièce, plusieurs éléments se sont révélés à moi, que je considérais jusqu’à alors comme secondaires. Par exemple, dans cette mise en scène, le père existe vraiment, concrètement, directement, quand je le faisais exister davantage, dans l’écriture, par des bruits, par le son de la guitare électrique… Ça fonctionne bien : le caractère et l’humanité de chaque personnage, surtout du père, sont mieux mis en valeur.
Qu’est-ce que le théâtre catalan et le théâtre français ont à se dire aujourd’hui ?
La fascination pour la narration dans l’écriture dramaturgique catalane vient de Bernard-Marie Koltès. Il est la référence, pour avoir réussi à concilier le drame, l’action et la narration. Et pas que lui : la méticulosité conceptuelle d’un Jean-Luc Lagarce ou d’autres auteurs français nourrit notre écriture dramatique. Plus généralement, la France est un exemple de résistance à l’invasion de la culture anglo-saxonne : la résistance culturelle est une qualité primordiale, que nous admirons beaucoup.
Qu’est-ce que la crise espagnole, qui s’exprime de manière particulière en Catalogne, vous inspire en tant que dramaturge ? Quelle écriture ces événements suscitent-ils ?
Tous les paradigmes ont changé. Comme auteur, j’aimerais montrer ce passage de l’immobilité totale à l’impossibilité de toute forme de stabilité. Ce qu’on a pensé hier n’a plus cours aujourd’hui ; ce que nous pensons aujourd’hui risque fort d’être remis en question demain. Tous les repères sont bouleversés.
Comme une folie qui s’empare de tous, après l’immobilisme du désert des tartares…
Oui, c’est ça. Il y a comme une impossibilité de tendre vers une quelconque réalité. Ce mouvement frénétique, incessant, a provoqué l’effondrement de tous les codes. Tout ce sur quoi on se reposait s’est brisé. Il n’y a plus rien auquel se raccrocher durablement. On ne tient plus rien.
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER
Aide à la traduction : François Vila
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Découvrir les pièces de théâtre de Pau Miró parues en français :
- Buffles, éditions Espaces 34, 2013, 72 p., 12,50 €
- Lions, éditions Espaces 34, 2014, 136 p., 15,80 €
- Girafes, éditions Espaces 34, 2014, 104 p., 14,60 €
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Crédits de toutes les photographies : Pierre Gelin-Monastier