Hommage – Il y a 100 ans, la mort de Claude Debussy (1862-1918)
Il y a 100 ans, le 25 mars 1918, mourait à Paris le compositeur français Claude Debussy. Notre chroniqueur Cédric Manuel, connu de nos lecteurs pour sa délicieuse chronique quotidienne intitulée « Instant classique », lui rend hommage…
Disons-le tout net, Claude Debussy (1862-1918) est un phénomène un peu à part dans l’histoire de la musique, comme l’est aussi, par exemple et pour d’autre raisons, un Erik Satie – dont il était d’ailleurs l’ami. Ce compositeur inventeur de sons nouveaux, d’atmosphères uniques, de couleurs musicales inédites et visionnaires, annonçant tout le XXe siècle en y entrant pour le dernier tiers de sa vie, était un rebelle, réfractaire aux académismes et au conservatisme, tout en montrant une certaine intolérance pour les collègues dont il n’appréciait pas la musique ou les manières (il est très dur, souvent, avec ses contemporains). On comprend pourquoi un Pierre Boulez l’aimait tant !
Retardataire, réfractaire, rebelle et indiscipliné
S’il doit à une ancienne élève de Frédéric Chopin, au nom sorti d’un conte de fées et belle-mère de Paul Verlaine, Antoinette-Flore Mauté de Fleureville, la reconnaissance de dons que personne n’aurait pu déceler dans son milieu familial modeste, Achille-Claude Debussy lui doit aussi de faire connaissance avec l’étouffoir du Conservatoire, où il reste 12 ans.
Retardataire indécrottable, réfractaire à tout, rebelle multirécidiviste, indiscipliné au dernier degré, il en fait voir de toutes les couleurs à ses professeurs. Lesquels, pourtant, comprennent à qui ils ont affaire et le recommandent contre vents et marées ; l’un d’eux, Ernest Guiraud, devient même un ami pour la vie.
Grand prix de Rome à sa deuxième tentative, et alors que tant d’autres auraient tué père et mère pour décrocher ce sésame ouvreur de toutes les portes, il trouve le moyen de fuir la Ville éternelle, n’en supportant ni l’atmosphère ni les contraintes.
Rien d’étonnant, après cela, qu’il se laisse aller à la vie de bohème, plus ou moins entretenu par sa première femme, Gabrielle Dupont, dite Gaby, qui fait bouillir la marmite. Il fait alors des rencontres décisives, papillonne beaucoup, trompe tout autant. Il ne veut être influencé par personne autant qu’il entend bien n’influencer personne. « Les debussystes me tuent », dit-il lorsqu’on lui parle de ses héritiers ou de ses disciples. Une école Debussy ? Il l’aurait brûlée.
Humour et cruauté
On qualifie souvent la musique de Claude Debussy d’impressionniste ou de symboliste. N’essayez pas de le ranger dans un autre carcan ou dans un tiroir : ce compositeur peint ses tableaux musicaux sans cadre. Sa Mer est une fresque d’écume, son Faune un portrait langoureux et sensuel.
Rustre bougon, ironique et même cynique, il se fait beaucoup d’ennemis, en même temps qu’il est un ami sincère et fidèle, un être passionné et déterminé, qui ne vous paraîtrait pas spécialement sympathique. Volontiers définitif et tranchant sous des dehors bourrus et brillants, cet anticonformiste libre comme l’air met au service de ses articles pour la Revue blanche, sous le nom de Monsieur Croche, un humour non dénué de cruauté.
Ses héros du passé ne sont ni Bach, ni Mozart, ni Beethoven, ni Gluck ; mais Rameau, Weber et – presque surtout – Modeste Moussorgski. Voici par exemple ce qu’il écrit dans une savoureuse « lettre ouverte à Monsieur le Chevalier W. Gluck » : « Pour conclure, vous avez bénéficié des diverses et fausses interprétations que l’on donne au mot ″classique″ ; d’avoir inventé ce ron-ron dramatique, qui permet de supprimer toute musique, ne suffit pas à légitimer ce classement, et Rameau a des titres plus sérieux à être appelé ainsi. »
Mi-badin mi-érudit
Cet immense pianiste est un mauvais chef d’orchestre ; il le sait et ne cherche pas à donner le change.
Monsieur Croche peut se contenter de dire de Felix Weingartner, chef autrement talentueux : « M. Weingartner, physiquement, donne à première vue l’impression d’un couteau neuf. Ses gestes ont une élégance quasi-rectiligne ; puis, tout à coup, ses bras font des signes implacables qui arrachent des mugissements aux trombones et affolent les cymbales… C’est très impressionnant et tient du thaumaturge ; le public ne sait plus comment manifester son enthousiasme. »
Si vous n’aimez pas la musique de Debussy, lisez au moins les articles de Monsieur Croche, rassemblés dans le recueil Monsieur Croche antidilettante. Vous ne regretterez pas ces portraits doux-amers, ces analyses coupés à la serpe dans un style mi-badin, mi-érudit.
Compositeur français et nationalisme
Outre les qualificatifs picturaux, Claude Debussy attire aussi souvent des titres plus géographiques. Voilà donc un grand représentant de la musique « française ». Peut-être le plus grand. Il l’a quand même un peu cherché, tout anticonformiste qu’il était, puisqu’il a développé sur le tard, mais avec férocité, un nationalisme que n’a fait que renforcer l’affreuse guerre dont il ne vit pas la fin, lui qui sera enterré presque sous les bombes des canons à longue portée allemands, en pleine offensive de la dernière chance. Anti-allemand, certes, mais qui montrait une attraction-répulsion pour Richard Wagner, qui aimait Carl Maria von Weber, même s’il trouvait un Arnold Schönberg « dangereux ».
Et puis d’ailleurs, qu’est-ce-qu’un compositeur « français » ? Claude Debussy l’est-il plus que Hector Berlioz, Charles Gounod, Georges Bizet ou Camille Saint-Saëns, qu’il apprécie très diversement ? L’est-il moins que Maurice Ravel, un rival un peu lointain. Est-ce une certaine idée du son, du rythme, des nuances ? des timbres et des couleurs ? Une science nouvelle de l’harmonie ?
Qu’importe : à la fin de sa vie, s’il signe ses compositions « Claude Debussy, musicien français », sans doute sa musique ne suffit-elle pas à l’exprimer seule. Les rondes, les noires ou les croches n’ont pas de patrie.
Français, sans doute parce que nous aimons être fiers de ceux qui symbolisent de par le monde tout un pan de notre histoire, tout comme un Maurice Ravel – personnage bien diffèrent. Français, parce qu’il le revendique avec orgueil et férocité, certes. Mais un peintre de la musique d’abord, un chorégraphe des sons, un paysagiste des accords, un poète des atmosphères dont le nom sonne comme un cadeau national au monde entier.
Cédric MANUEL
À chaque jour son instant classique !
Rubrique : « Le saviez-vous ? »