Conforter la (re)connaissance des acteurs culturels en territoires ruraux
De récentes rencontres co-organisées par La chambre d’eau et Opale, en partenariat avec l’Ufisc et la Fédélima, ont été l’occasion de mettre en évidence les atouts singuliers des acteurs culturels des territoires ruraux – de contrer certaines idées reçues – et de faire entendre leurs besoins nombreux et pressants.
Vincent Dumesnil (La chambre d’eau) et Réjane Sourisseau (Opale) reviennent sur quelques points saillants des journées Art et culture en territoires ruraux qui se sont tenues dans les Hauts-de-France à l’automne dernier.
Voisinages et engagements
« À la campagne, on partage un territoire avant de partager des affinités » a-t-on pu entendre lors de ces rencontres. La notion de territoire est à prendre ici dans toute son « épaisseur » : elle renvoie bien sûr aux dimensions physiques, géographiques, administratives, patrimoniales, historiques mais elle s’entend aussi comme espace de vie, comme territoire de représentations symboliques (Alain Lefebvre, 2008).
Ce territoire est souvent un espace d’engagements individuels et collectifs : il n’est pas rare que des habitants soient bénévoles au sein de plusieurs associations, sur le terrain ou en tant qu’administrateurs. Faire vivre des projets culturels en milieu rural dans la durée suppose un volontarisme certain, proche du militantisme.
Le territoire conçu comme un bien commun facilite la création de ponts entre les acteurs culturels et ceux d’autres champs. On voit ainsi des rapports de voisinage se transformer en collaborations, ponctuelles ou plus pérennes. Du prêt d’une pâture au transport en tracteur des chapiteaux d’un festival, en passant par une participation active au tournage d’un documentaire, plusieurs familles d’agriculteurs de l’Avesnois sont parties prenantes des projets du collectif Parasites. En concevant une résidence de photographe en entreprise avec l’entreprise West Pharma au Nouvion-en-Thiérache, La chambre d’eau engage, au-delà d’une action de simple mécénat, un questionnement sur l’identité au travail. Dans l’Aisne, la compagnie Alis implique de nombreux acteurs du social et de l’éducation dans ses projets. En Isère, le travail de Scènes Obliques, marqué par la montagne (ses pentes, ses sommets), invite à poser un regard sensible sur les questions environnementales.
Inventions et expérimentations
En l’absence de lieux dédiés suffisants, mais aussi dans une volonté d’itinérance et de proximité, les acteurs culturels ruraux sont amenés, pour diffuser des spectacles et montrer des installations, à investir des espaces publics ou patrimoniaux, des lieux de vie ou de travail, des espaces paysagers, impliquant de nouer des liens avec les maires, garde-forestiers, commerçants, agriculteurs, voisins… Certains espaces investis ont une portée symbolique particulière : citons par exemple cette performance de Léna Kela et Jean-Léon Pallandre, réalisée dans le cadre d’un projet européen Leader, interrogeant la question du geste au travail et proposée successivement dans un ancien atelier de mécanique agricole en Finlande, au milieu des moutons dans les alpages de Belledonne ou dans un musée de la vie rurale du Nord de la France.
Au-delà de leurs contraintes techniques, ces endroits inhabituels sont autant d’espaces d’investigation et de recherche où s’explorent de nouvelles relations entre œuvres, artistes, voisins, habitants qui, plus que « publics », deviennent tour à tour spectateurs, témoins, complices, modèles, amateurs, passeurs…
Les fonctions de médiation s’appuient tout autant sur la compréhension des processus de création des artistes que sur une connaissance fine du territoire et de ses réseaux humains. Les espaces et les formes de participation se travaillent au quotidien surtout si l’on souhaite mener des projets fédérateurs.
Invité en résidence par l’Arrêt Création (Pas-de-Calais), un artiste sculpteur a forgé sur du métal, au marteau et à l’enclume, le visage de plus de 200 villageois ! Ce lien avec l’artisanat a favorisé l’adhésion des anciens et permis de rassembler largement. Pour Quartier Rouge (Limousin), des méthodes adaptées sont nécessaires, pour créer les conditions d’une réelle co-construction en amont des projets.
Sans doute inspirées du monde agricole, berceau des coopératives, ces initiatives s’appuient sur les valeurs de l’économie solidaire.
Elles cherchent à mutualiser leur fonctionnement (création de parcs de matériel, simple partages de postes ou groupement d’employeurs, comme L’Arrosoir dans la Sarthe) et à renouveler leurs modes de gouvernance (exemple de la coopérative œuvrière de production inspirée de la sociocratie).
La convivialité et les principes de réciprocité aidant, un événement peut très bien se monter en quelques semaines, sans grandes formalités, chacun faisant preuve d’une étonnante réactivité et s’engageant dans une prise de risque collective.
Cette capacité opérationnelle ne doit pas faire oublier que de nombreux acteurs culturels ruraux aiment à prendre le temps – ils s’attachent – dans la mesure du possible – à mener des projets au long cours.
Des besoins matériels…
Malgré leur vivacité et leur pertinence, de par leur implantation rurale, nombre de ces initiatives sont souvent diffuses, dispersées dans l’espace. Suscitant peu d’intérêt de la part des médias car de taille modeste, soutenues de façon inégale par les politiques publiques, elles restent peu visibles (cf. Claire Delfosse et Pierre-Marie Georges, Artistes et espace rural : l’émergence d’une dynamique créative, 2013) et ont besoin d’une meilleure (re)connaissance pour se déployer.
Si elle souffre parfois d’un repli identitaire et de la désertification, la ruralité contemporaine est aussi connectée au monde et choisie par de nombreuses personnes qui circulent entre les villes et les campagnes, « entre l’ici et l’ailleurs », comme en témoigne l’implantation dans la Drôme (à Eurre) de Transe Express, compagnie internationalement reconnue.
Les intercommunalités issues de la loi NOTre sont encore jeunes ; si « la responsabilité en matière culturelle est exercée conjointement par les collectivités territoriales et l’État », dans les faits elle est encore rarement une priorité dans le monde rural. Même si certains élus sont engagés, notamment autour des contrats locaux d’éducation artistique, il semble nécessaire de les mobiliser davantage, au-delà de dispositifs. A cet égard, l’Espace Belledonne qui s’appuie sur l’expertise des Scènes Obliques est un cas intéressant de partage de compétences entre élus et de co-construction d’un projet culturel de territoire.
… et immatériels
Ces acteurs culturels se trouvent souvent au croisement des enjeux locaux, régionaux ou nationaux, notamment dans leur capacité à coopérer tout autant avec des équipements culturels plus institutionnels comme les scènes nationales qu’avec des institutions ou associations locales.
Pour maintenir la richesse de cette grande variété d’acteurs dans leurs différences et laisser place à l’innovation, de nouveaux cadres contractuels avec les institutions seraient à négocier pour trouver des financements plus pérennes et des dispositifs souples et adaptés, moins « descendants », prenant en compte les caractéristiques des acteurs de terrain : interdisciplinarité, porosités, dimension d’expérimentation…
Au vu de la complexité croissante des enjeux comme des démarches administratives, les apports en ingénierie culturelle sont insuffisants. Ces initiatives ont également besoin d’être soutenues dans l’élaboration de leurs projets économiques ; à ce titre, les accompagnements menés dans le cadre du DLA sont très bénéfiques.
Rompre un sentiment d’isolement
S’il existe aujourd’hui de nombreux réseaux aux échelles régionales et nationales autour de disciplines artistiques, il existe peu d’espaces d’échanges réguliers dédiés aux questions de la culture et de la ruralité.
Ces dernières années, différents temps consacrés à cette question ont été initiés par des acteurs et/ou réseaux culturels, notamment la Fédélima, fédération nationale des lieux de musiques actuelles, entourée d’autres partenaires : l’Ufisc, Themaa…
Ils se sont intensifiés ces derniers mois*, soulignant le besoin de partage d’expériences, d’analyse mais aussi la volonté des acteurs de se rassembler, pour rompre leur sentiment d’isolement, prendre conscience de leur expertise commune, la valoriser. Ces différents temps ont contribué à élargir les perceptions et compréhensions des enjeux et besoins spécifiques des projets culturels et artistiques en milieu rural, ils appellent des prolongements !
Vincent DUMESNIL et Réjane SOURISSEAU
Des traces écrites et vidéos plus complètes sont disponibles ici.
* Ruralité, projets de territoires, droits culturels, nov 2017, Tulle, Corrèze ; Quels modes des financements pour renforcer les actions culturelles en milieu rural ?, janv 2018, St-Genix-sur-Guiers, Savoie ; Art, culture et technologies numériques en milieu rural, fév 2018, Suze la Rousse, Drôme
L’association Opale soutient depuis plus de 25 ans le développement et la professionnalisation des initiatives artistiques et culturelles au travers d’actions variées. En 2004, elle reçoit également une mission de ressources pour le DLA, un dispositif public national de soutien à l’emploi dans l’ESS.
Crédits photographie : Benoît Ménéboo/La chambre d’eau