“Gardé vivant”, de Béatrice Marchal : pouvoir d’exhumation des mots
Que les mots soient les alliés de la mémoire, qu’ils travaillent avec elles à exhumer ce qui a été enfoui et à lui rendre vie : c’est toute l’entreprise de Béatrice Marchal dans Gardé vivant, publié aux éditions Al Manar.
« Tout sauver par un verbe le plus exactement pur », telle est, selon Jean Follain (Le magasin pittoresque), la raison de vivre du poète. Telle est ainsi, sans nul doute, la mission assignée au poème et, mieux encore, le don reçu de lui lorsqu’il est exact, « réussi », vrai.
Et le poème précisément, l’expérience poétique dont il est issu et qu’il manifeste, s’élèvent contre ce que Jean Follain appelle « la rature du passé ». Dans Gardé vivant, Béatrice Marchal s’élève aussi contre cette rature, par des proses rendant au passé son visage et sa voix, lesquels font signe au présent de la poète sans l’envahir. Comme l’écrit encore Jean Follain : « on aime le passé parce qu’il décante et fait mieux percevoir sous la lumière pure de la réminiscence ». On ne veut pas que le passé soit le présent, on aime le passé dans ce qu’il a de passé. Mais on aime aussi la lumière qu’il projette sur le présent, on aime qu’il y conserve sa place et sa saveur.
Le livre de Béatrice Marchal le montre très bien : ce travail d’archéologie, de fouilles (titre d’un beau livre de Charles Juliet), ce travail de mémoire, s’effectue grâce aux mots et, plus encore, ne peut être mené que par eux, qui sont en tête donc de l’expédition archéologique et spéléologique, la poète suivant. Et consacrant dans son livre le pouvoir d’exhumation des mots.
Enfance intense
Par les mots, selon eux, affleurent ainsi des souvenirs d’enfance délivrant toute leur intensité, toute leur puissance d’être et de dynamisme malgré la longue oblitération et paralysie, le long gel de silence qui les avaient éteints. Le temps de l’enfance est pourtant un temps d’épidermie sensorielle, psychologique et spirituelle, un temps d’adhésion simple et intense au monde, de confiance en celui-ci, de consentement plénier à tout ce qu’offre la vie.
Laquelle est donnée par pure grâce : « Frôlement de la mémoire : un dimanche matin, le temps est gris et sec, je parle à une autre fillette au bord de la route. Je me sens heureuse, d’un bonheur intense… Un bonheur que rien ne justifie, l’endroit et le moment sont aussi banals que possible… Je me souviens du désir que j’avais de vivre ce moment, aussi simple qu’il était, et le suivant et toute la journée… »
La marque de l’enfance est celle de l’inattendu, de l’étonnement, et cet étonnement, sous toutes ses formes et modalités (surprise, incompréhension, désarroi, émerveillement) est aussi l’origine et le matériau de la poésie : « La poésie n’est qu’un certain étonnement devant le monde, et les moyens de cet étonnement », écrit André du Bouchet. Étonnement ainsi de la petite fille sagement assise devant son bureau d’écolière et vers qui se penche, entourant ses épaules, un garçon « farouche et redoutable » pour lui murmurer doucement : « Quand on sera grands, on se mariera ». Étonnement aussi, et gratitude, lorsqu’elle reçoit de son père le cadeau le plus précieux, car durable, celui d’un « mot nouveau », tant il s’agit là d’une présentation et d’une transmission donnant à l’enfant les moyens de reconnaître et célébrer l’infinie prodigalité de la vie.
Mais étonnement aussi, incompréhension, devant le mal et la douleur, devant le malheur qui frappent certains, comme cette femme au mari infidèle qui finit par se pendre : « Elle lutta sans doute mais que faire quand trop d’amour a manqué ? » Étonnement et incompréhension, tristesse, devant ce qui est à jamais demeuré inachevé, interrompu, « ce qui fut condamné à ne jamais éclore », un amour d’enfance de la mère de la poète, dont il revient à cette dernière de conserver l’inachèvement et, peut-être, la promesse.
Banlieue de soi
Pour que les mots puissent mener à bien leur travail archéologique et spéléologique, encore faut-il cependant les laisser naître et ne pas les étouffer dans le sein d’une agitation et d’un bavardage perpétuels. Or, un mot vrai, une parole de vérité, ne naît qu’à l’issue d’un long temps de silence et de patience. Au fond, les mots qui sauvent sont d’abord à attendre et écouter. C’est ensuite seulement qu’ils peuvent être dits et, plus exactement, publiés, comme la bouche du psalmiste publie la louange de son Seigneur.
Bien souvent hélas, on erre en périphérie du vrai centre, faute de silence et d’attention, faute de passivité. On erre en banlieue de soi, incapable de trouver la porte intérieure qui mène au sanctuaire de l’éternelle et inviolable vérité : « Bribes erratiques, fugitives, indices de la piste à suivre dans une forêt profonde où se cache le temps cherché. On en apercevra un pan de mur, une tour, au mieux l’entrée mais le sanctuaire – le centre – y pénètre-t-on jamais ? »
Il existe pourtant réellement, ce château intérieur, dans la mémoire où sont rassemblés, conservés, les paysages et les lieux structurants de l’être, sa géographie intime qui le relie cependant à celle de l’univers. Il existe, écrit l’auteure, dans « ces lieux aujourd’hui reconfigurés [qui] n’ont plus de réalité que dans ma mémoire ».
Pouvoir d’exhumation des mots
Peut-être faut-il accepter d’errer longtemps en périphérie avant de gagner le centre, ou plutôt d’être trouvé par lui. Peut-être faut-il y consentir humblement, sans jamais cependant laisser mourir l’espérance du centre. Accepter d’être séparé, coupé de soi, opaque à soi-même, au monde, en attendant « les mots attendus ».
Ces mots qui donnent existence, valeur et sens au matériau brut et ordinaire de la vie, par qui, finalement, « l’ordinaire, le banal sont devenus les fragments précieux d’une ardente réalité ». Qui sont investis d’une puissance de dégel et qui, selon une expérience et une thématique chères à la poète, font fondre la glace, libèrent les fleuves intérieurs et leur vie profuse. La mémoire, à l’image de la vie qui la façonne et qu’elle agence et réagence aussi sans cesse, est en effet un fleuve s’écoulant si l’on peut dire dans les deux sens, de la source vers l’embouchure et de l’embouchure vers la source. Ce flux ne connaît pas de frontières et ne s’arrête pas aux successions temporelles : le plus ancien y voisine avec le plus récent, l’un et l’autre se répondent et s’échangent.
Ce mouvement souterrain et silencieux, seuls les mots peuvent l’exhumer et l’exclamer : « J’ai longtemps cru ma vie muette, sans rien à dire, figée sous une couche glacée d’ennui et de solitude, / je sais à présent qu’il fallait attendre – avec patience et vigilance – la fin de l’hiver, confiante dans le secret travail de la terre étendue au-dessous, seul capable de pousser la porte du temps ».
Que la mémoire ne s’arrête pas aux successions temporelles, que sa vie et son mouvement relient et conjoignent en un réseau secret des évènements, des lieux et des visages que l’on croyait irrémédiablement séparés, l’usage que Béatrice Marchal fait des temps le manifeste très bien. Ainsi l’usage du conditionnel présent qui, par sa valeur de futur dans le passé, donne une consistance, une profondeur, un écho prolongé, une longue et même infinie résonance à des évènements anciens : « D’une autre puissance s’avèrerait la stridulation, à laquelle, par les chaudes nuits d’août, on s’abandonne avec ferveur, l’oreille tendue vers l’espace… » De même, des événements passés sont évoqués au présent, ce qui atteste de leur intensité, de leur persistance et de leur proximité avec le temps de la remémoration et de l’énonciation. D’autres débutent à l’imparfait ou au passé composé pour s’achever au présent ou au conditionnel présent, ce qui manifeste leur mouvement d’approche.
Façon finalement de signaler que ces événements, lieux et visages sont sortis de l’ombre pour advenir à la lumière, qu’ils étaient perdus et qu’ils sont retrouvés, tel le fils prodigue de la parabole. Qu’ils étaient oubliés, morts et sont finalement gardés vivants.
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Béatrice Marchal, Gardé vivant, Éditions Al Manar, 2022, 72 p., 18 €
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