Peter Handke, Homère des bus de substitution
Héraut de la marche contemplative et de l’incursion littéraire dans les plus infimes détails du quotidien, lieu de toutes les révélations, Peter Handke nous livre, de nouveau, une quête intérieure et géographique qui prend pour origine la vengeance et s’interroge par conséquent sur le sens de la justice.
Hier à la poursuite d’une mystérieuse jeune fille, voleuse de fruits, jusqu’aux confins du Vexin, le narrateur – le même, un autre – ne voyage plus à « l’intérieur du pays » mais traverse de bas en haut, comme une balafre, l’Île-de-France, une « île-pays » aux collines feintes, aux crêtes semblables et aux villages de grès rouge-gris-jaune (dans l’ordre de son choix) pour se venger, ou plus exactement venger sa mère d’une femme l’ayant insultée dans un article de presse.
Lui, l’homme qui se savait meurtrier aux tréfonds de sa chair se voit soudain prophète recevant l’ordre de venger l’offense dans une brise vétéro-testamentaire. Tout au long de son périple, il se rêve épique, tel le bras armé d’une fatalité plus haute, tout en empruntant le tramway, les bus de banlieue, et en flânant le long de Port-Royal. Il rêve de splendeur divine et de destinée céleste pour terminer dans une église désacralisée, devenue salle de bridge qui ne contient d’originel qu’un morceau de lumière. Il se contemple vengeur dans le miroir mais se révèle in fine un ridicule « vengeur aux chaussettes dépareillées ». Il part avec l’épée d’acier, celle du châtiment, pour finalement découvrir une « deuxième épée », comme l’indique le titre de ce récit, commune à toute humanité et néanmoins propre à la littérature.
Comme à chaque fois dans l’œuvre du grand écrivain autrichien, la destination importe peu. Le chemin seul a force d’histoire, de conte, donc de littérature. C’est sur ce chemin, avec ces détours (nombreux) et retours, que se déploie le paysage intérieur de Peter Handke, dans la précision d’un langage extrêmement précis, au risque parfois d’être abrupt, dans l’attention dilatée jusqu’à ce qui pourrait paraître pour tout autre que lui comme d’interminables vétilles – elles le sont, en un sens, mais assumées comme telles par l’écrivain qui en mesure l’écho dans une langue qui les rassemble, ces vétilles, et les assume. Le mystère humain tient tout entier dans une discussion impromptue au cœur des ruines, dans une rencontre au bar d’une gare routière ou dans ce doigt féminin qui semble caresser – est-ce seulement une caresse ? – délicatement le dos de son amant dans une cabine de béton, le long d’une route départementale quelconque.
L’unité du récit, s’il y en a une, est portée par l’errance – intérieure et géographique, nous l’avons écrit –, ce qui déroutera sans aucun doute le lecteur coutumier des histoires (romans) suivies, linéaires, évidentes, et auquel nous ne saurions que trop conseiller de passer son chemin s’il n’a jamais fréquenté ceux du récent prix Nobel de la littérature. Si la trame générale consiste en une vengeance qui mène le narrateur de son logement à celui de l’offensante, Peter Handke se plaît à rompre continuellement la narration ; l’expérience est celle du marcheur qui quitte les ruminations logiques et vaines du monde, urbaines, pour un vagabondage apparemment absurde et sans but, une odyssée des périphéries à la source de réflexions teintées d’autodérision. Mais derrière chaque expérience vécue se cache une seconde trame, le fil d’une réflexion ténue et opiniâtre, qui donne ses pleins pouvoirs à une seconde arme, l’épée de la littérature.
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Peter Handke, La Deuxième épée. Une histoire de mai, traduit de l’allemand par Julien Lapeyre de Cabanès, Gallimard, 2022, 128 p., 14,50 €
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Crédits photographiques : Wild + Team Agentur – UNI Salzburg
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