“À l’Ouest de la tristesse” : le testament émouvant du Prix Nobel Odysseas Elytis
« La Poésie seule est / Ce qui demeure. Poésie. Juste essentielle et droite. » Ainsi s’achève, en forme de testament et de profession de foi, le dernier poème du dernier recueil d’Odysseas Elytis. Les Éditions Unes publient pour la première fois en français cet ultime recueil du poète grec, intitulé À l’Ouest de la tristesse, ainsi que le recueil qui l’a précédé, intitulé Les Elégies d’Oxopétra.
Deux poètes grecs ont été récompensés au siècle dernier par le Prix Nobel de littérature : Georges Séféris en 1963 et Odysseas Elytis en 1979. Ce dernier (1911-1996) s’est fait connaître du grand public par son recueil Axion Esti (1960), dont le titre, emprunté à une hymne mariale de la liturgie byzantine, signifie : « il est digne de » ou « cela vaut la peine de ». Mais dans ce recueil publié en 1960 comme dans ceux que publient les Editions Unes et qui parurent peu de temps avant sa mort en 1996, c’est bien toute la Grèce que célèbre Elytis et qu’il embrasse dans sa plus grande extension temporelle et géographique.
On croise en effet dans les poèmes de ces deux recueils : des figures mythologiques telles que Eros, Psyché, Circé, Endymion ; des saints de l’Eglise orthodoxe dont le poète, né le jour de leur fête, s’approprie les noms singulièrement évocateurs de sa propre vocation poétique (Saint-Inoffensif, Saint-Portespoir, Saint-Inentravé) ; et encore des hommes politiques de la Grèce Moderne comme Venizélos.
Mais c’est aussi la terre grecque que célèbre la poésie d’Elytis, celle des îles et des montagnes, des paysages dont la beauté fait venir les larmes :
« je pleure ; car à nouveau m’est donné
De marcher sur une terre sublime brune encerclée de mer
Comme celle des oliveraies de ma mère quand
Le soir tombe et qu’un parfum
D’herbe qu’on brûle monte mais
Que s’en vont croassant, au bec
Un petit morceau d’huîtres, les mouettes sauvages. »
À l’heure de toucher au « Finistère de sa vie », O. Elytis se prépare à une mort lumineuse, à entrer dans une lumière autre. Les Elégies d’Oxopétra disent bien cette approche du seuil, cette prescience d’une autre mer, en recourant à un terme qui signifie « pointe rocheuse » mais qui, par une secrète paronomase, renvoie au terme exoporta qui désigne à la fois la porte d’entrée et la porte de sortie. Cela donne, dans les tout derniers vers du recueil, « la mort la pleine mer glauque et sans fin / La mort le soleil sans couchers. » D’ailleurs, l’approche de la mort n’éloigne pas de l’enfance, elle révèle au contraire l’éternel été d’une enfance sans fin :
« Mesuré est le lieu des sages
Et aux enfants est donné le même lieu mais
Infini ! »
De même, la mort ne tue pas l’amour mais le fait passer dans une autre vie. Dans son poème consacré à celui unissant le poète allemand Novalis à sa défunte amante Sophie von Kühn, Elytis écrit ainsi :
« l’amour n’est pas ce que nous savons
ni ce que prétendent les mages
Mais une seconde vie sans blessure pour toujours »
Et voici comment Elytis célèbre sa propre compagne Ioulita dans le poème du recueil À l’Ouest de la tristesse, intitulé « Sur un bleu Ioulita » :
« Au ciel un bleu dont tu entends le nom comme propice entre mille
Au fond pourtant c’est bleu Ioulita
Comme si le passage du souffle d’un nourrisson avait précédé
Si bien que tu voies très clairement d’en face s’approcher les montagnes
Et une voix d’antique colombe fendre vague et se perdre ».
La langue d’Elytis est charnelle, profuse, envoûtante et énigmatique. Je suis, dit le poète, « d’une autre langue, hélas, et du Soleil Caché, aussi / Ceux qui ignorent les choses célestes ne me connaissent-ils pas. » Le verbe obscur qui est le sien vise ainsi paradoxalement à enténébrer ce que Mallarmé appelait la langue de la tribu pour révéler la lumière de ce Soleil Caché.
La syntaxe inattendue et équivoque à laquelle recourt Elytis, la construction et la coupe de ses vers, ses analogies étonnantes, font toute la complexité, la richesse et l’ouverture de sa poésie. Lesquelles sont au service de la révélation, derrière le monde visible, d’un autre monde et d’une autre réalité accessibles non par l’esprit mais par le pouvoir quasi-divinatoire du poème. Dont la finalité ultime est, selon Elytis, d’atteindre « une transparence qui permet de voir en même temps à travers la matière et à travers l’âme » (Autobiographie en langue parlée).
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Odysseas Elytis, À l’Ouest de la tristesse, édition bilingue, traduit du grec, présenté et commenté par Laetitia Reibaud, Éditions Unes, 2022, 120 p., 20 €
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