Marien Tillet plonge Avignon dans une peur individuelle et collective
AVIGNON OFF – Représenter et actionner le mécanisme de la peur, le réveiller devant le public et chez lui. C’est le défi que réussit Marien Tillet dans sa pièce intitulée Deux sœurs, dont il est tout à la fois le metteur en scène, le conteur et le comédien.
Tout commence avec cette armoire ancienne que Marc, ethnologue spécialiste des hystéries collectives, a dénichée dans un marché aux puces parisien. Peut-être figure-t-elle la partie la plus sombre et irrationnelle de son cerveau. Toujours est-il qu’il y trouve le journal rédigé en 1953 par une jeune irlandaise, journal qui relate les accusations de sorcellerie dont elle-même, ainsi que sa mère et sa sœur, sont victimes de la part des villageois. Leur maison est en effet éloignée du village, située dans l’inquiétante forêt.
C’est à la troisième personne que Marien Tillet raconte l’histoire de Marc, à la façon d’un conte, avec souvent la distance de la narration mais avec parfois l’emportement et la contagion de l’action. Ce discours à la troisième personne, par son aspect détaché et professoral, semble un cours de psychologie appliquée et illustrée dispensé par l’ethnologue. Il y est question du mécanisme de la peur, la peur individuelle, celle par exemple des araignées, mais aussi la peur collective, mimétique, celle en particulier des sorcières, immémoriale et universelle.
Les réminiscences et les références abondent ici. On pense aux Sorcières de Salem d’Arthur Miller, à La possession de Loudun si bien analysée par Michel de Certeau. On peut aussi penser à l’Annele Balthasar de Nathan Katz et à son tribunal des maléfices. Et pourquoi pas aussi au Rosemary’s Baby de Roman Polanski. Toutes ces œuvres témoignent de la fascination et de la répulsion qu’exercent les sorcières. Et elles contribuent aussi à les entretenir et à les réactualiser.
Le jeu de Marien Tillet, par ses discours et ses déplacements, par ses ruptures déstabilisantes pour le spectateur, représente et alterne à merveille la banalité rassurante et rationaliste de notre époque et l’irruption de forces obscures et incontrôlables, venues du fond des temps. Quand le rythme de ses paroles s’accélère, quand le son de sa voix se met à tonitruer, tout le public avec lui sent que le sol ferme sur lequel nous nous tenons et marchons peut s’ouvrir à tout moment comme un puits et nous avaler, nous emporter dans ses eaux, à l’image du trou béant de la mine de cuivre irlandaise dont la fermeture fut vécue par les villageois comme une malédiction en cette fameuse année 1953.
Il fallait bien alors trouver des coupables, des boucs-émissaires dirait René Girard. Il a suffi pour cela de désigner des sorcières et de les mettre à mort. Le mal et le malheur sont en effet si insupportables et inacceptables qu’il faut les attribuer à des forces extérieures et occultes pour s’en débarrasser.
On peut certes un instant regretter que le théâtre se trouve davantage ici dans la scénographie et l’entraînement du public que dans le ressort dramatique proprement dit qui est assez diffus, l’unique conteur et comédien ne pouvant à lui seul représenter une action et une progression dramatique continues et cohérentes. Mais cela participe de l’indétermination de l’histoire, dont on ne sait si elle est vraie ou purement légendaire et imaginée. Et la scénographie rachète ce qui peut être une faiblesse : usant d’une scène peu éclairée, crépusculaire, elle montre et explore nos peurs obscures. Les jeux de lumière, d’une sobre efficacité, désignent tantôt la lune inquiétante à la sortie du pub, tantôt l’armoire, brillante et attirante dans la nuit, telle un puits de lumière menant dans la quatrième dimension.
Le jeu de Marien Tillet est enfin particulièrement convaincant. Il passe avec une grande facilité du registre comique au registre dramatique. Il alterne avec virtuosité tranquillité professorale et terreurs enfantines, rationalisation et hystérisation. Et son jeu est aussi musical : les airs lancinants qu’il joue au violon ont un effet d’entraînement, ils font quitter les rives de la rationalité et du monde contemporain pour réveiller les légendes tenaces. Ils nourrissent finalement cette psychologie de la peur qui anime toute la pièce.
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Renseignements et tournée : Compagnie Le Cri de l’Armoire
Spectacle vu au théâtre Dunois le lundi 16 mai 2022.
Le spectacle est à voir au théâtre 11 (Avignon) du 7 au 29 juillet 2022 à 13h35.
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