“Paradiso” à Ravenne : dans l’intimité de Dante
Faire marcher la population d’une ville en dialogue avec Dante, c’est le projet des deux directeurs artistiques du Teatro delle Albe (des Aubes) pour le Ravenna Festival (1-21 juin). Cette année, le festival fêtait le centenaire de la naissance de Pasolini et lui empruntait un vers pour nommer son édition 2022 : « Tra la carne e il cielo » (« Entre la chair et le ciel »).
Le couple-dans-la-vie, formé par Ermanna Montanari et Marco Martinelli, qui dirige un magnifique lieu, anciennement église, puis écurie, a une vision du théâtre à la fois populaire et aristocratique, simple et sophistiquée. Martinelli pratique la « non-école » théâtrale dans les lycées de la ville, les bidonvilles de Naples ou d’Afrique, en « mettant en vie » de grands textes classiques avec des jeunes gens totalement éloignés de cette culture. Ermanna développe dans le Palazzio Malagola, récemment attribué aux Albe, un centre de recherche international sur la voix, le son, l’écoute, une école de vocalité rassemblant théoriciens et praticiens, archives et ouvrages scientifiques dans de vastes pièces peintes de fresques anciennes et contemporaines, progressivement aménagées.
Ensemble ils créent des spectacles comme Fedeli d’Amore (Fidèles d’Amour), polyptique pour Dante Alighieri écrit par Martinelli et aujourd’hui en partance pour l’Argentine et les États-Unis. Ajoutons encore que les Albe sont organisés en coopérative, comme beaucoup de lieux de culture en Émilie-Romagne – les membres de la troupe reçoivent tous un salaire identique. Et certains d’entre eux viennent d’une de ces « non-écoles » qu’ils ont pratiquées avec passion.
Le public, tel Dante guidé au Paradis
Le Paradis, c’était bien sûr la troisième partie d’un projet commencé en 2017 avec L’Enfer, représenté dans tous les recoins du Teatro delle Albe, repeint en noir pour l’occasion, puis Le Purgatoire en 2019, conçu pour le jardin d’un EPHAD attenant au théâtre. La pandémie a retardé d’un an Le Paradis — mais pour mieux honorer l’auteur de prédilection du couple, Dante exilé de Florence, réfugié et mort à Ravenne. Le Teatro delle Albe a d’abord lancé une « convocation citoyenne », qui a reçu l’adhésion de 600 personnes. Chaque soir, environ 200 d’entre eux, enfants et adultes de tous âges, participeront au spectacle selon leur disponibilité.
À vingt heures la représentation commence : Marco et Ermanna entrouvrent les portes du tombeau de Dante pour déployer dans la ville la troisième partie de La Divine Comédie. Un cortège s’ébranle à travers la ville, les spectateurs se mêlant à un chœur vêtu de toutes les nuances de blanc et de grège (les costumes sont conçus par des élèves de l’Académie des Beaux-Arts de Milan), des tiges de blé à la main. Les citoyens reprennent en chœur les mots lancés par les deux acteurs, s’arrêtent avec eux pour regarder, écouter des jeunes gens chanter ou déclamer Dante aux balcons le long de l’itinéraire.
À côté d’une meule de paille d’or une chorale accueille la procession aux abords des Giardini publics où sont dressés des gradins devant la façade du Musée des arts. Là, sur deux étages, les scénographes ont réparti en bas les musiciens (musique électronique ou plus classique de Luigi Ceccarelli), en haut les protagonistes, les personnages que Dante rencontre au Paradis, devenus de blanches statues inspirées du Bernin. Avec la nuit qui tombe, l’orchestre se colore de rose et les statues de neige éblouissante. En bas, sur la vaste prairie où des gamins tout fous ont cabré leurs petits vélos blancs tandis que les spectateurs s’installent, des chœurs vont se succéder, enfants, hommes, femmes, mixtes, et nous interpeller, ou se répondre.
Marco et Ermanna assurent le continuum narratif, donnent des indications, avec légèreté et détermination pour rendre clair ce texte ancien. Amateurs pour les chœurs, acteurs professionnels pour les protagonistes et les Meneurs de jeu. Quant au public, il est Dante, guidé comme lui au Paradis par Virgile puis Béatrice.
Dante autrement : une convocation citoyenne
De même que Léopardi ou Pasolini, Dante a un discours politique qui ne ménage pas les invectives contre ses ennemis, le pouvoir religieux, politique et militaire. Suivant le principe de la « non-école », des textes contemporains s’insèrent dans le poème ancien, le dynamisant, le dynamitant : la violence d’une lettre du pape François, l’utopie d’un poème d’Emily Dickinson…
Dante est déclamé, ou décliné autrement, par ces voix multiples auxquelles se joignent les cigales, les oiseaux, un chien, tous les bruits de la ville. Martinelli voit dans cette convocation citoyenne un reflet des mystères du Moyen Âge, ou des fêtes russes révolutionnaires (intsenirovski), sauf qu’ici, il n’y a pas de « masse » et qu’il connaît personnellement chaque membre des chœurs après avoir travaillé avec eux.
Dante est un poète national, étudié par tous à l’école, mais en fait pas si connu que cela, même à Ravenne qui lui voue un culte. Il est « plus célèbre que connu », mais il s’agit de partager et de faire vivre cette culture commune avec les citoyens convoqués qui la transmettent au public, sur un même niveau de respect de l’auteur, des spectateurs et du théâtre. « Co-participation horizontale dans la dignité de tous et mouvement vertical, aristocratique, fruit d’une discipline, d’un travail, d’une concentration, d’une recherche. Il est plus important de faire du théâtre que d’en voir », dit Martinelli.
Expérience de la transhumanité
Au final, nous sommes invités, pour écouter le Chant 33 et la prière à la Vierge de saint Bernard, à choisir entre la perspective de deux artistes italiens rivaux fameux, celle du Bernin et celle de Borrominni.
Rester assis ou quitter les gradins ? J’ai choisi avec d’autres de m’allonger sur une des six planètes rondes et noires, alors étendues au sol, pour regarder les étoiles tout en écoutant la voix fascinante d’Ermanna, profonde et mystérieuse. Quant aux saluts, ils deviennent des remerciements et font apparaître sur la vaste aire scénique, piétinant l’herbe et les planètes, tous les participants de ce rituel magique, généreux, inoubliable — foule nombreuse réunie dans la nuit : tous en scène, bienveillants, joyeux du voyage accompli à travers les dix cieux du Paradis de Dante.
On a fait ensemble l’expérience du concept de « transhumanité » — le mot existe chez Dante, mais n’a rien à voir avec le « transhumanisme » d’aujourd’hui. Il permet seulement et c’est énorme, de faire l’expérience d’une lumière et d’un amour indicibles mais possibles, d’unir spiritualité et politique, de déployer l’actualité vibrante d’un poète qui de patrimonial devient proche, allié, intime, que sais-je encore, et nous « ouvre des routes brûlantes » (Artaud) à parcourir encore, routes de festivals à venir.
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En savoir plus : Ravenna Festival
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