Misère de la reconnaissance
Où notre chroniqueur, discutant seul, s’en prend inconsidérément à lui-même, ou du moins à son double ; en espérant que cela nous change un peu des considérations politiciennes et autres menées bellicistes…
« Moi, je suis seul, et eux, ils sont tous. »
Dostoïevski, Les carnets du sous-sol
« Trahi de toutes parts, accablé d’injustices,
Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices,
Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté. »
Molière, Le Misanthrope
— Le mieux, sans doute, serait de se retirer, de les laisser entre eux.
— Mais… n’est-ce pas déjà fait ?
— Si. Mais ils ne se sont pas même aperçus de mon départ.
— Pauvre enfant qui pensait que ton départ serait leur punition…
— Exactement. Et je reviens toujours, simplement pour dire que je pourrais partir, que je suis parti, que je vais partir…
— C’est touchant au début, mais lassant assez vite, après quelques répétitions. Tu espères que quelqu’un, tout à coup, va te retenir, s’apercevoir de la perte, oh la la la, quelle perte, on ne peut décemment pas laisser partir cet homme…
— Au fond, oui. J’espère cela.
— Et ça arrive ?
— Jamais, non. J’ai une claire conscience de mon ridicule et de ma vanité. Ma vie, jusqu’à ce jour, est une fausse sortie.
— La mort finira par venir, ne t’inquiète pas. Personne ne s’était aperçu, hormis un cercle proche, que tu étais là ; et dans ce cercle proche, ton départ va leur donner de l’air ! Ils vont respirer, se sentir plus à l’aise, ton départ va leur flatter l’égo, dilater à leurs propres yeux leurs mérites.
— Heureusement, d’un certain point de vue.
— Comment cela ?
— Aimant ce qu’ils aiment, et même, étant ce qu’ils sont, je serais presque insulté tout à coup qu’ils m’aimassent moi aussi ; même un peu.
— Que tu es retors et compliqué. Et menteur, si ça se trouve.
— C’est peu de le dire. C’est que, vois-tu, je voudrais être aimé, remarqué pour moi-même !
— Mais tout le monde en est là, mon pauvre ami ! C’est affligeant de banalité, à la fin, ce petit ego toujours en train de se noyer dans l’océan de l’indifférence ; et je te prie de croire, attends un peu que la guerre soit là !, que l’océan est à cette heure absolument calme et plat. Si tu voulais vraiment partir, tu ne dirais rien du tout, tu ne serais simplement plus là, ne manquant à personne.
— Seulement, moi, je veux manquer.
— Eh bien, ça, c’est manqué. Et ce sera chaque fois manqué. Vanité, poursuite du vent. Tu n’existes pas. Ou plutôt, ton existence participe de la statistique générale. Ajoutons toutefois le quart de page de gloire dans la presse locale, mais qui est plus lue que la nationale, une fois tous les neuf ans. Et rien de plus.
— Oui. Rien de plus. Et c’est difficilement supportable, hormis ce cercle proche des amis, des soutiens.
— Qui tous te mentent, et attendent de toi la réciproque. Réciproque dans l’exercice de laquelle, d’ailleurs, je me permets de te le dire, ils te trouvent bien pingre.
— Alors que c’est eux, bien sûr, qui le sont. Ah, les misérables ! Ils te font toujours le même compliment, du bout des lèvres, en mettant bien en scène le bout de leurs lèvres pour que tu saches qu’ils ne le pensent pas, que c’est pure convention.
— Oh, tu sais, c’est toujours moins pire que les enthousiastes. Ceux-là, leur bêtise paraît tellement, elle a même l’air d’une suffisance, qu’ils nous font honte ! Cela va bien se voir, à un moment, que ceux qui nous aiment vraiment sont stupides !
— Ah, toi aussi, tu vis cela ?
— Pas du tout, je me mettais simplement à ta place ; ce n’est pas si difficile, sais-tu ?
— Je me doute bien, oui, au fond. Mais j’aimerais ne pas le laisser paraître trop avant.
— Je vois, ceux dont tu voudrais la reconnaissance, ils ne savent même pas que tu existes.
— L’idéal, ce serait, si l’on avait les moyens, de payer des gens pour avoir la réaction qu’on aurait voulu qu’ils aient spontanément.
— Misère… Quel Empereur, déjà, avait assisté vivant à ses propres obsèques ?
— N’exagère pas. Ces figurants, plutôt, diraient du bien de moi devant de plus grands qu’eux. Je resterais au loin, la modestie travaillée imposant que l’on vienne me trouver, moi qui ne vais point aux autres leur demander l’aumône. Car, moi, vois-tu, je ne prostitue rien. Je suis pur.
— Position tenable en effet seulement dans le cas qu’on oblige d’autres personnes, en effet, par argent ou par pressions pires encore, à dire du bien de toi, publiquement. Ah, quel bel exercice !
— Que je ne tiens pas une seconde. C’est un fantasme, et non un exercice ; et je ne sais pas aller embaucher quelque personne à dire du bien de moi. J’aurais trop peur qu’elle rie ! Et si elle acceptait, combien ne la trouverais-je pas méprisable ! Misère de la reconnaissance.
— Reconnaissance de la misère. Mon pauvre ami, rien ne te va, rien ne t’ira jamais.
— Rien, non. Hélas.
— Il te reste alors à rehausser un grand coup tes critères ; et que seuls les morts, les grands morts, les grands noms, puissent te reconnaître !
— Voilà. Seulement voilà, dans la réalité plate et triviale qui est la nôtre, les morts sont de mauvais acteurs. Ils ne se prononcent pas.
— Mais on leur fait dire ce qu’on veut.
— Encore heureux. Le voilà, mon endroit écarté.
— Un tombeau.
.
Lire les dernières chroniques bimensuelles de Pascal Adam :
– Bref éloge de la mode
– Du calibrage des légumes
– Ne vous informez pas
– La santé et la paix
– Polichinelle, l’autre ressuscité
– Castellucci, ou l’air du temps
.
Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018. Un recueil choisi de ces chroniques paraîtra aux éditions Corlevour en 2022.