Ode à la liberté et à l’insurrection pacifique
Dans son dernier roman, Celui qui veille (Albin Michel), couronné du prix Pulitzer 2021, Louise Erdrich, talentueuse conteuse, mêle les tons du drame, de la comédie, des mythes et du mysticisme indiens pour dire l’humanité dans son pire et son meilleur. Une ode à tous les combats.
L’auteure y rend hommage à son grand-père, Patrick Gourneau, qui s’est opposé à la politique d’assimilation du peuple indien lancée par le gouvernement américain au milieu du XXe siècle.
Le combat
Louise Erdrich écrit dans la préface : « Le 1er août 1953, en votant la House Concurrent Resolution 108, ou Résolution 108, le Congrès des États-Unis d’Amérique déclara officiellement sa volonté d’abroger les traités de nation à nation qui auraient été conclus avec les tribus indiennes pour ‘‘aussi longtemps que l’herbe poussera et que l’eau des rivières coulera’’. Il s’agissait in fine de supprimer toutes les tribus et, dans un premier temps, de ‘‘terminer’’ cinq d’entre elles, parmi lesquelles la Bande des Indiens Chippewas de Turtle Mountain. » Cette Résolution s’inscrit dans un vaste programme d’assimilation mis en œuvre au milieu des années 1940 et mené jusqu’en 1968, année où le président Lyndon B. Johnson propose de mettre fin à cette politique, ce qui conduit à l’abrogation de la résolution en 1988. Les tribus qui avaient disparu des textes officiels retrouvèrent une reconnaissance.
Le grand-père de Louise Erdrich, Patrick Gourneau, a combattu, en tant que président du conseil tribal, cette « termination » qui prend place dans une longue histoire d’appropriation des terres indiennes, cet appel à la fermeture des réserves, à l’arrêt immédiat des aides fédérales, des services et des protections, qui signe la dilution de l’identité indienne. Dans le roman, Patrick Gourneau apparaît sous les traits de Thomas Wazhashk, président du conseil tribal de Turtle Mountain et veilleur de nuit à l’usine de pierres d’horlogerie. Il a quarante-neuf ans et est marié à Rose, une femme au caractère bien trempé, avec laquelle il a cinq enfants. Il est un père bienveillant et attentionné, rôle qu’il étend à sa tribu. Thomas va se battre pour leurs terres, leurs traditions, leurs droits et leurs croyances ; Thomas au patronyme si parfait : « Wazhashk », en langue chippewa, signifie « rat musqué », rongeur modeste et travailleur qui « au commencement, après le Grand Déluge […] était parvenu à recréer la Terre ». Thomas lutte contre les préjugés et la croyance millénaire selon laquelle les peuples autochtones se doivent d’abandonner leur vie, de rompre avec leur passé, leurs racines, pour devenir « civilisés ». Lorsque Moses Montrose, le juge de la réserve, lui donne les papiers reprenant les textes de loi, il s’évertue à les décrypter, pas du tout familier du vocabulaire volontairement obscur de l’administration.
« Il avait passé des jours à s’efforcer de les comprendre, d’en digérer le sens. À préciser leur objectif incroyable. Incroyable, parce que l’impensable était rédigé dans un langage sobre et parfaitement inoffensif. Incroyable aussi parce que cet objectif, au final, était de défaire, de revenir sur la reconnaissance officielle. D’effacer en tant qu’Indiens lui-même, Biboon, Rose, ses enfants, son peuple : nous rendre tous invisibles, comme si nous n’avions jamais été ici, de tout temps, ici. » Il sait que, comme d’habitude, on cherche à se débarrasser d’eux pour résoudre le « problème » indien.
« Alors on en est là, se dit Thomas en fixant la froide succession de phrases de la proposition de loi. On a survécu à la variole, à la carabine à répétition, à la mitrailleuse Hotchkiss et à la tuberculose. À la grippe de 1918 et à quatre ou cinq guerres meurtrières sur le sol américain. Et c’est à une série de mots ternes que l’on va finalement succomber. Réallocation, intensification, termination, assurer, et cetera. »
Thomas refuse de céder, aucune loi ne pourra arracher l’Indien en lui. Thomas est celui qui veille à ce que les membres de sa tribu ne soient pas « résolus ».
« Thomas appartenait à la génération d’après le bison, celle des qui-sommes-nous-désormais. Il était né sur la réserve, avait grandi sur la réserve, et tenait pour acquis qu’il mourrait sur la réserve. Il possédait une montre, n’avait jamais appris à lire l’heure en étudiant la position du Soleil et de la Lune. Il avait d’abord parlé l’ancienne langue, puis l’anglais avec un petit quelque chose à lui et une infime trace d’accent. Un accent qui n’appartiendrait jamais qu’aux gens nés comme lui au début du siècle. Elle serait bientôt perdue, cette façon douce mais ferme de s’exprimer. Sa génération devrait se définir. Qui était indien ? Qu’est-ce que ça voulait dire ? Qui, qui, qui ? Et comment ? Comment leur identité pouvait-elle dépendre d’un pays qui, les ayant vaincus, essayait par tous les moyens de les absorber ? »
L’ennemi
Le chef de file de l’entreprise d’assimilation est Arthur V. Watkins, un mormon dont la religion recommande de transformer les Indiens en Blancs : plus on prie plus on pâlit (sic).
« Si Arthur V. Watkins avait été boxeur – pure fiction –, il aurait fait partie des castagneurs. Difficile à croire d’un homme à l’image aussi respectable, aussi idéale. La panoplie complète du prédicateur, avec son début de calvitie angéliquement auréolé de cheveux blancs et ses lunettes. Un air agressivement pur et pieux : tel était Watkins. Cravate sombre. Costume clair […] Joseph Smith et les premiers mormons avaient fait de leur mieux pour assassiner tous les Indiens se trouvant sur leur chemin, sans toutefois y parvenir totalement. Arthur V. Watkins décida donc d’user de son pouvoir de sénateur pour terminer ce que le prophète avait commencé. Sans même avoir à se rougir les mains. »
C’est cet homme, raciste prétentieux, chantre de l’expropriation des autochtones, qui interroge Thomas au Congrès.
« Sa religion lui enseignait que les mormons avaient reçu de Dieu toutes les terres qu’ils souhaitaient. Les Indiens n’étaient pas blancs et plaisants : une malédiction divine leur avait infligé une peau sombre, de sorte qu’ils n’avaient pas le droit de vivre là. Qu’ils aient signé des traités avec les plus hautes instances gouvernementales des États-Unis ne signifiait rien pour Watkins. La loi passait après la révélation personnelle. »
Le combat de David contre Goliath semble perdu d’avance, et pourtant…
Les générations
Louise Erdrich est fille d’un père d’origine allemande et d’une mère chippewa. Elle s’est faite la voix de l’Amérique indienne, gardienne de la mémoire d’un peuple longtemps passé sous silence. Pour conserver vive cette mémoire, faire connaître et préserver la littérature indienne, elle a ouvert une librairie, Birchbark Books, à Minneapolis où elle vit. Au fil de ses romans, elle défend l’identité indienne, parle des nombreuses batailles, qu’elles soient intimes ou collectives, pour composer avec le monde. En effet, beaucoup d’Indiens sont tiraillés entre la fidélité à leurs origines, leur culture et les sirènes du monde des Blancs, et beaucoup ont trouvé refuge dans l’alcool et les psychotropes.
Dans Celui qui veille, les attachements à l’essence indienne sont féroces. Patrice Paranteau, surnommée Pixie, « lutin », en raison de sa taille menue et de ses yeux en amande, du haut de ses dix-neuf ans, est prête à en découdre avec l’oppresseur dont les codes ne seront jamais les siens. Son père, constamment dans des brumes éthyliques, a disparu dans la nature, un soulagement. Forte d’une énergie et d’une détermination qu’elle tient de sa mère, intrépide et redoutablement intelligente, Patrice prend soin de sa famille et, consciente des luttes à mener, projette de s’inscrire en fac de droit.
« Patrice avait observé l’épuisement rapide, avant même leurs vingt ans, des filles qui se mariaient et avaient des enfants. Il ne leur arrivait rien. Que de la besogne. Aux autres gens, il arrivait des choses. Les filles mariées étaient perdues. Lointains accords du triomphe [poème d’Émily Dickinson – NDLR]. Patrice n’aurait pas cette vie-là. »
Loin des standards de notre monde, les façons de vivre des Indiens sont riches d’enseignements. À l’écoute de leur âme, de leur être spirituel, ils sont proches de la nature dont ils comprennent les messages. Cette étroite connivence entre le monde physique et le monde spirituel fait que le moindre moment est d’importance, les mots prononcés, les gestes à retenir, le soleil déclinant comme les ombres vacillantes, le chippewa, langue expressive, celle du cœur et de l’esprit. Tout ce pour quoi le grand-père de Louise Erdrich s’est battu avec sa légendaire bienveillance et son optimisme. Celui qui veille salue le courage de ceux qui se sont dressés face à la loi pour garder leur identité et leur dignité, leur droit d’exister, au nom des générations passées et de celles à venir.
« Je me suis rendu compte que ce qu’avait accompli mon grand-père […] avait changé le cours de la termination et défié le rouleau compresseur fédéral visant à enterrer les promesses légales, sacrées et immuables, celées par les traités de nation à nation. »
La délégation de Turtle Mountain, menée par Patrick Gourneau, fut la première à opposer une défense farouche et à l’emporter. Il faut savoir que cent treize nations indiennes subirent le désastre de la termination et que près de cinq cent soixante-dix mille hectares de terres tribales furent perdues, que vingt-quatre de ces nations n’ont plus aucune existence officielle. Alors, comme l’écrit l’auteure : « Dussiez-vous douter un jour qu’une suite de mots secs dans un texte officiel soit capable de tuer l’espoir et de briser des vies, puisse ce livre vous ôter ce doute. Inversement, dussiez-vous croire un jour que nous sommes impuissants à changer ces mots secs, puisse ce livre vous donner du courage. »
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Louise Erdrich, Celui qui veille, trad. Sarah Gurcel, Albin Michel, coll. « Terres d’Amérique », 560 p., 24 €.
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