Clémentine Saintoul Colombres : «Tout s’écroule dans la vraie vie, ça suffit»
CHRONIQUE – Dans un monde envahi par la marchandisation, y compris des arts, de la culture et de soi-même, l’artiste rappelle l’urgence pour les créateurs professionnels de rêver, de réinventer les possibles, d’ouvrir de nouveaux horizons.
Clémentine Saintoul Colombres est comédienne, metteure en scène, autrice et directrice artistique de la compagnie La Mezcla.
Le vide ne s’installe pas du jour au lendemain. Petit à petit, soigneusement, depuis des années, les formations et écoles qualitatives ont été supprimées ou conservées au rabais, tous domaines confondus. L’esprit critique et l’exigence de fond ont été sacrifiés aux temples de la consommation facile, aux experts télévisés formés en trois semaines, nouveaux relais d’une illusoire performance de surface, décorée par de nombreux selfies et ce, à une cadence infernale, prohibant toute évaluation de la béance de notre réalité profonde.
On a encouragé la production de volumes de matières inutiles dans des délais toujours plus courts, au détriment d’une qualité aujourd’hui scandaleusement basse, médiocre, affectant fortement les professionnels et usagers qui s’y habituent de force et souvent malgré eux.
Toute tentative d’évocation de l’importance d’une éthique sociale, individuelle et professionnelle, des droits de l’Homme et des lois est cyniquement raillée, qualifiée de ringarde par ceux, peu nombreux, qui encaissent les bénéfices de notre hypnotique déraillement collectif.
Des chaînes télévisées et des plates-formes numériques, toujours plus nombreuses, qui investissent de moins en moins sur la qualité, cherchant des artistes de bas niveau à bas prix pour de piètres partitions, aux rayons alimentaires gavés de produits multicolores et toxiques, en passant par la production de milliers de spectacles-événementiels totalement creux ou juste inaboutis, créés aux formats de la nouvelle mode du tourisme-culturel, qui envisage l’art et la culture comme de simples pièges à mouches pour hôtels et restaurants limitrophes, de plus en plus normés, excluant toute dynamique sociale et politique : tous les secteurs sont en crise.
Les villes qui se veulent attractives perdent ridiculement toute identité, les publicitaires s’étant emparés de tout ce qui crée l’essence vitale, pour les réduire peu à peu en clichés interchangeables. Comme nous tous.
Alimentations du corps, du cœur et de l’esprit vidées de toutes valeurs énergétiques, rendant les gens malades. Cœurs de villes vidés. Contenus divers bâclés nourrissant des pensées basses, générant une baisse énergétique et aussi d’immunité. Tout est lié.
La pensée demande un temps long. La vie demande un temps long. Ressentir sa vie demande de s’arrêter. Sans ressenti s’établit la sensation de manque, véritable gouffre illusoire dans une société de surconsommation. Sans conscience intérieure, sans transformation de l’expérience individuelle, les contenus s’empilent, indécents, face à une population pourtant souffrante de ne pas toucher le bonheur. Les artistes eux-mêmes s’engouffrent dans la course, la grande compétition illusoire du tous contre tous, à des échelles improbables, souvent en hors-sol, pour de piètres expériences. Les émotions, pourtant au cœur de la scène vivante, disparaissent peu à peu, la générosité aussi. L’engagement du collectif aussi, les artistes en solo arpentent les rues, chacun espère survivre dans son coin en espérant échapper aux systèmes qui nous lient.
Depuis des années, les chaînes grand public répètent en boucle que penser ne sert à rien (truc d’intello !), alimentent le populisme en détruisant le niveau de l’éducation publique (pas besoin de ça pour acheter !), qui est pourtant celle qui a vocation à faire émerger une diversité de points de vue, pouvant faire évoluer la vision politique, aujourd’hui inexistante. À force de nous faire humilier, nous baissons les bras, acceptant toujours plus l’inacceptable, sans vision durable.
L’individualisme s’est invité à notre table, menaçant nos capacités de reconstructions et de survies.
L’ultra-libéralisme ne pense pas et n’essaie même pas de sauver les apparences car les gens qui pensent ne l’intéressent pas. La culture est sortie de tous les programmes électoraux.
Trop invisible, immatérielle, non stockable, subversive en puissance.
Mieux vaut détruire la graine pour éviter que la forêt ne repousse.
Stérilité intérieure. Une vieille manie ces derniers temps.
Plutôt efficace, la preuve aujourd’hui : tout s’écroule en silence.
En agriculture dite « conventionnelle », les graines saines, non stériles, sont interdites depuis des décennies. Pour ceux qui ne le savent pas, les graines autorisées sont des graines hybridées et transformées pour ne pas pouvoir se reproduire, obligatoirement référencées sur un catalogue détenu par quelques semenciers qui font uniformément loi. L’avantage économique de la stérilité chronique ? La fin de la gratuité, la destruction du principe de vie elle-même et de liberté : pour qui se prend-elle pour oser se développer sans autorisation ? Elle est remplacée par la dépendance consumériste : graines, produits toxiques et, en bout de chaîne, médicaments chroniques pour maladies chroniques pour Occidentaux endormis en perte inquiétante d’immunité.
Qui possède la graine maîtrise la chaîne. C’est valable pour le secteur culturel.
Nous qui représentons ce droit inaliénable à oser rêver encore, rêver au-delà de nos naissances et des statistiques, rêver au-delà de toute logique rationnelle,
Nous qui représentons ce droit à penser de manière diversifiée, complexe, subversive et à donner place à une multiplicité de réalités et de points de vue, au-delà de la norme du temps,
Nous qui fournissons un rempart historique, nous qui devons oser nommer le tabou au nom de ceux dont la voix n’est pas entendue,
Ne sommes-nous plus aujourd’hui des passeurs entre la réalité et ses meilleurs possibles ?
Notre imaginaire a-t-il donc été totalement absorbé par la vision court-termiste et la facilité de créer des contenus alarmistes et lucratifs, sur une fin du monde inévitable ?
Le monde est à un moment critique, il a besoin de créateurs professionnels pour réinventer de belles perspectives et leur donner corps, pour récolter les expériences déjà existantes et les multiplier. Aujourd’hui, notre métier prend un sens historique, inédit, il s’agirait d’essayer de prendre la mesure de ces enjeux, bien au-delà de notre monde connu. Si nous n’osons pas changer de disque, prendre de nouveaux risques, oser de nouvelles alliances, alors qui ?
On s’est habitués à se créer une belle image pour les réseaux, une belle bulle de déni fantasmée, en oubliant simplement d’être quelqu’un. Le vernis est joli, champagne pour tous, le reste, on s’en fout. On veut nous former à nous voir comme des consommateurs, à nous présenter nous-mêmes avec de faux sourires, la publicité est entrée dans nos inconscients. Fascinés, hypnotisés par des images faciles qui nous obligent à intégrer une réalité formatée. Nous sommes devenus si prévisibles, si faciles à mettre en cage. L’énergie vitale, l’énergie disponible pour agir et vivre dans le monde réel diminue, on pense faire la révolution sur les réseaux, c’est pratique, on a confiance dans le fait que tout s’arrange… tout seul ? Que quelqu’un d’autre s’en occupe… Qui ?
Tout s’écroule dans la vraie vie, on applaudit au balcon, au va au restaurant et au spectacle, pipi et au lit.
On laisse tous ceux qui osent et protègent la vie réelle de terrain, tous domaines confondus, de plus en plus seuls, avec l’immense responsabilité de s’occuper d’une vie qui n’intéresse plus personne en profondeur, même quand elle disparaît.
Les rêves de chacun sont encodés pour se ressembler et ne plus supporter le rêve personnel, le voyage réel, celui qui prend des risques, celui qui n’est pas carré, celui qui ne va pas au spa, celui qui rêve de s’élever, celui qui ressemble à un humain : imprévisible.
Ça suffit. C’est l’heure du choix.
En habituant chacun à une réalité qu’il ne découvre plus qu’à travers des médias et des réseaux sociaux relayant des centaines d’informations médiocres, nous nous noyons dans la poubelle à une époque où la poubelle demande un nettoyage d’urgence.
La poubelle est morale, sociale, écologique. Il est urgent que chaque métier reprenne la mesure de l’importance de ce qu’il représente, bien au-delà que ce qu’il vend. Il est urgent d’avoir le courage d’exprimer notre ras-le-bol profond, de nous prendre en main et de nettoyer nos poubelles.
On nous enterre à petit feu dans l’indifférence totale à nous-mêmes, on nous rend malades et accros à cette belle catastrophe annoncée. Elle nous fascine davantage que la découverte de nos forces inexplorées. Comment rester des passeurs sensibles, lorsque nous sommes gavés de produits prêts-à-penser ?
Où est le temps mort, l’échange incarné, l’émotion, l’âme de nos raisons d’être ?
N’avons-nous plus rien de pertinent à dire ? N’avons-nous plus de ressources face à cet inestimable chantier ?
Il est urgent de faire ensemble aujourd’hui dans la vraie vie. Chacun se souvient bien de ses forces et du jour où il a abdiqué, lui aussi.
Courage. Levons la tête. Au travail.
Nous ne sommes pas des marchandises.
.
Crédits photographiques : Carlotta Forsberg