Cruelle actualité !
Nous sommes en permanence submergés de textes venant des quatre coins de nos réseaux et des alentours. Lire tout ce qui paraît pour pouvoir écrire du neuf n’est pas une sinécure. Cela vaut bien une petite chronique…
Actualité de l’économie sociale
Nulla dies sine linea. Ou mieux encore : nulla dies sine pagina. Voire, pour ne pas sauter d’époque, sine rotula ! Personnellement, je ne suis pas en lice pour ce genre d’hommage au stakhanovisme de l’écriture. Et je ne sais qui a faite sienne cette devise, qui a sans doute bien changé de sens depuis Virgile ; j’associe pour ma part la notion de ligne d’écriture à la composition au plomb, voire à la linotype. Comme celle-ci a été brevetée en 1885, il est fort douteux que Flaubert ou même Zola aient entendu la linea comme pouvaient l’entendre les protes de leur temps.
Quoi qu’il en soit, et surtout quoi qu’on en dise, il n’y a pas de corrélation négative entre qualité et prolixité. Notre Victor Hugo national, et encore mieux que lui son cocufieur Sainte-Beuve, savaient allier une langue superbe à une productivité hors du commun. Et pourtant ils ne se servaient que de plumes d’oie, alors que nous disposons de logiciels miraculeux qui non seulement nous évitent les ratures et les taches d’encre, mais encore corrigent nos fautes et nous suggèrent les mots qui ne nous viennent pas assez vite à l’esprit. Ces esclaves dévoués nous sont devenus si habituels qu’ils nous semblent avoir existé de toute éternité. Pourtant, à bien y réfléchir, ils n’ont mis qu’une quinzaine d’années pour prendre leur forme actuelle et c’était il n’y a pas si longtemps.
Ils nous avaient apporté un sentiment de facilité, voire de toute puissance sur les éléments rétifs et rebelles qu’étaient le stylo et la feuille de papier. Avec de telles armes, nous serons bientôt et sans grands efforts au niveau d’Hugo ou de Sainte-Beuve. Las ! Tout s’est passé comme si nous avions avalé, digéré puis stérilisé le progrès technique, pour en revenir à la productivité qui fut la nôtre au temps de la sergent major. Chaque jour une ligne ? Non, les jours de gloire seulement. Et encore.
Car nous sommes en permanence submergés de textes venant des quatre coins de nos réseaux et des alentours. Le déchet est considérable, mais même après de féroces sélections, il en reste trop pour que nous puissions sereinement les lire tous, ou presque tous. Il le faudrait pourtant, afin de s’assurer de ne pas répéter ce qui a été écrit ailleurs. Comment parvenir à être original, à n’ajouter que son propre jus, et à rester audible, face à un tel déferlement ?
Et comment, de façon symétrique, discerner dans ce fatras de caractères formant des mots, de mots ayant la prétention de former des phrases et d’exprimer une idée, la perle, le diamant rare, l’idée qu’il ne faut pas avoir manquée ? S’agissant d’Économie Sociale, ce sont des tonnes et des tonnes de terre stérile, de gangue insipide, qu’il faut remuer avant de détecter un filon prometteur.
D’autres obstacles viennent se dresser ensuite. Les bonnes âmes, je veux ici évoquer les moteurs de recherche, et surtout les quelques bourreaux de labeur qui établissent et diffusent à notre intention des sélections bibliographiques ou des listes de liens à consulter, les bonnes âmes donc, semblent nous faciliter le travail et nous mettre sur les bonnes pistes. Las ! C’est sans compter sur les mentions guillotine du genre « La suite est réservée à nos abonnés… » et les fenêtres bienveillantes qui vous assurent que « la protection de notre vie privée est leur priorité » pour mieux nous interdire tout accès au trésor supposé.
Je me suis effectivement offert quelques abonnements, plus par sympathie pour les éditeurs qu’à la suite d’un véritable calcul économique. J’apprécie les efforts des indépendants, surtout quand ils font un véritable boulot. Mais à côté de ces quelques braves, que de flibustiers qui n’ajoutent rien aux dépêches d’agence, sinon leurs creuses bavasseries ! Or quand vous dépouillez une sélection, une grande partie des références, présentées sous des dehors accrocheurs, ne vous présentent après le clic que dix lignes ; pour lire le reste, il faut vous abonner. Que de gens qui croient ainsi que leur prose est tellement désirable que le public se battra pour l’acheter ! Ils le croient, ou ils feignent de le croire ; j’imagine que les abonnements aux « grands » sites d’information sont tous institutionnels.
Le barrage par l’acceptation des « biscuits » est plus récent ; il résulte de l’application de directives européennes censées nous protéger. Avant toute présentation d’un texte, un écran s’affiche, vous proposant instamment d’accepter la « politique de biscuits » de l’éditeur. Parfois celui-ci, honnête (mais c’est une minorité), vous laisse la possibilité de « continuer sans accepter ». Sinon il arrive qu’en rentrant dans un processus labyrinthique de « gestion des biscuits », vous trouviez un bouton « tout refuser ». Mais en général, et surtout si l’ensemble est dans une langue que vous ne maîtrisez qu’imparfaitement, vous n’avez plus qu’à sortir et renoncer, ou alors laisser de sales petites bêtes infecter votre disque dur et vous submerger de pubs idiotes jusqu’à plus soif.
Charybde et Scylla sont parfois de mèche ; l’éditeur vous fait savoir que si vous ne voulez pas de pub, c’est que vous êtes un méchant car vous le privez de son gagne-pain. Telle la putain qui vous supplie de monter, même si cela ne vous dit rien, parce que, la pauvre, elle n’a encore rien fait aujourd’hui, et vous êtes sa chance ultime pour ne pas crever de faim ce soir.
Vous m’avez compris : lire tout ce qui paraît pour pouvoir écrire du neuf n’est pas une sinécure. Et cela valait bien une chronique de remplissage.
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Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.