“Leur Domaine” de Jo Nesbø – Au cœur de nos ambiguïtés morales

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Avec des mots énergiques, secs et acérés, Leur Domaine, dernier roman de Jo Nesbø, paru dans la Série Noire de Gallimard, nous immerge dans les méandres étouffants d’une tragédie familiale pour nous parler de la complexité de nos motivations, de ce qu’il peut y avoir de monstrueux en l’humain, aussi d’amour inconditionnel. Hypnotique et dérangeant.

Un jour, l’année de ses seize ans, son père dit à Roy Opgard : « On est une famille. Nous n’avons que nous-mêmes et personne d’autre. Les copains, les petites amies, les voisins, les habitants du bourg, l’État, tout cela n’est qu’une illusion, qui ne vaut rien le jour où on en a besoin. Ce jour-là, c’est nous contre eux, Roy. Nous contre tous. » Cet « à la vie à la mort », Roy ne l’a pas oublié quinze ans plus tard et, quand son petit frère Carl revient au pays après autant d’années d’absence, il lui ouvre les bras sans hésitation.

Les frères fusionnels

Après la mort de leurs parents, Carl s’est enfui au Canada pour y suivre des études en économie. Son absence s’est nourrie de peu de communication, quelle qu’elle soit, pourtant pas une seule journée ne s’est finie sans que Roy pense à lui, et il sait que s’il est de retour, c’est parce que Carl a besoin de lui, en dépit du fait que leur attraction sociale semble s’être inversée.

« Carl m’avait dépassé en taille, en personnalité, et, au moins en société, c’était désormais lui qui menait la barque. »

Jo Nesbø, Leur Domaine, Gallimard Série Noire couvertureCarl est comparable à un pipit farlouse, un oiseau fanfaron qui vole plus haut que les autres et se laisse tomber, les ailes raides, montrant les tours et les acrobaties qu’il connaît. Il est beau, charismatique, fils prodigue de retour au bercail. Roy ressemble plutôt à un merle à plastron, un oiseau de montagne farouche et sur ses gardes. Il est « taciturne, solide, gentil, plein de bon sens. Un bourrin fini, sans véritable talent manifeste, mais qui s’en sortira toujours, peut-être surtout parce qu’il n’attend pas trop de la vie. Un ermite facile à vivre, avec suffisamment d’empathie pour percevoir les problèmes des gens et assez de retenue pour ne pas se mêler de ce qui ne le regarde pas ». Il prend soin de la ferme familiale, dans la montagne, près d’Os, et a repris le garage de son oncle. Il est solitaire, complexé, fidèle.

Depuis le premier jour, les deux frères sont inséparables, plus encore véritablement fusionnels. Carl, jeune, était prompt à faire des conneries dont Roy le sauvait, jouant des poings. Chez Carl, comme chez leur mère, « le rêve l’emportait sur la réalité, la façade sur le contenu. Quand les choses ne sont pas tout à fait conformes à nos désirs, il suffit d’inventer ce qu’on veut et d’être plus ou moins aveugle à ce dont on ne veut pas. » Quand la situation partait en vrille, Roy s’est toujours fait un devoir d’intervenir, de réparer, quel que soit le degré de gravité, voire d’infamie, du problème à affronter.

Aujourd’hui encore, Roy est présent pour protéger son frère de ses dérapages incontrôlés, au nom d’un serment tacite – « En trahissant mon petit frère, j’avais contracté une dette qu’il me faudrait rembourser jusqu’à ma mort. »

Le projet

Contraint de se sauver du feu qu’il a allumé au Canada, Carl est revenu au pays avec un projet pharaonique, démentiel, cependant bienvenu pour le bourg où se profilent des difficultés économiques en raison du détournement de la voie principale. Il veut construire un hôtel-spa à flanc de montagne, une architecture moderne conçue par son épouse Shannon, impressionnante jeune femme au teint aussi blanc que ses cheveux sont roux, à la silhouette menue et à la voix grave.

Sceptique né, Roy se laisse emporter par l’optimisme du couple et le charme de sa belle-sœur. L’objectif de Carl est de convaincre les habitants d’Os des bienfaits de son projet et de les pousser à investir, se réunissant en S.N.C., société en nom collectif à responsabilité solidaire, « un modèle de société où on n’avait pas besoin d’avancer la moindre couronne et où on ne faisait que récolter l’argent si tout se passait comme il le fallait, et si ça ne marchait pas, on avait juste sa part à payer ». Si le projet est sain, il est difficile à mettre sur les rails. Carl va y déployer sa séduction et son irrésistible bagou. Reste que les retrouvailles des deux frères ont réveillé certains fantômes du passé…

Les fantômes du passé

Les rumeurs ont le vent en poupe en ce qui concerne la famille Opgard – Roy est-il homosexuel ? La mort des parents est-elle un accident, un suicide, pire un meurtre ? –, des ombres floutent l’histoire familiale, non-dits et mensonges. Kurt Olsen, le lensmann – fonctionnaire de police exerçant des fonctions de garde champêtre –, décide de rouvrir l’affaire Opgard et de récupérer la Cadillac DeVille de la famille au fond du ravin où elle a échoué ; dans la foulée, il reprend l’enquête sur la mystérieuse disparition de son père, le lensmann de l’époque, volatilisé peu de temps après la tragédie. Quand Grete Smitt, toujours amoureuse de Carl et viscéralement jalouse, vient mettre de l’huile sur le feu, la situation se gangrène rapidement.

« On aurait facilement pu avoir pitié de Grete. Parents invalides, une météorite en lieu et place de nez, pas de clients, pas de cils, pas de mari, pas de Carl et apparemment aucun désir de qui que ce soit d’autre. Mais il y avait ce récif de méchanceté qu’on ne repérait qu’après avoir vu des gens racler le fond de leur bateau dessus. »

À rouvrir certaines portes, ne risque-t-on pas le pire ?

« C’était hors de contrôle, trop de gens qui en savaient un peu, voyaient quelque chose, et ne tarderaient pas à tout comprendre. Et bientôt un raz-de-marée de honte déferlerait sur nous, nous emportant tous sur son passage. La honte, la honte, la honte. C’était insupportable. Aucun d’entre nous ne la supporterait. »

Jo Nesbø nous offre, avec Leur domaine, une hypnotique intrigue au suspense étouffant ainsi qu’un incisif roman de mœurs qui a tout de la tragédie antique – le mythe des frères d’arme, l’honneur, la trahison, la fatalité, la passion, les haines séculaires. Si les profils de ses personnages pouvaient aisément tomber dans le cliché – le bourru au grand cœur, le séducteur, la femme fatale –, l’auteur évite l’écueil grâce à sa fine connaissance de l’âme humaine et de ses ambiguïtés – remarquable dans son roman MacBeth –, grâce à une plume qui distille avec brio les indices du drame. Le ressenti est d’autant plus intense que le lecteur se trouve plongé au cœur de l’histoire d’une famille écorchée par l’emploi du « je » narratif. Le roman est un concentré incandescent, poisseux et dérangeant ; la tension y a le tranchant de la lame, affûtée de névroses et de non-dits ; tout y transpire le toxique en un amalgame informe de sexe, de sang, de violences et de duperies.

Le domaine de la famille Opgard est tel un royaume, haut perché, battu par les vents, jalousement lové sur ses secrets, isolé et beau. Le mot lui-même, « domaine », résume à la perfection l’intrigue : on n’échappe pas à ses racines, au lieu où l’on est né. C’est un territoire où l’appartenance est ancrage profond, théâtre de liens familiaux puissants et meurtriers, arène où Éros et Thanatos se livrent à une danse macabre. Le Thanatos de la fameuse « nuit Fritz » dont les frères n’ont jamais reparlé, la nuit des morts non intentionnelles mais nécessaires parce qu’il y a une guerre à mener et, si le cessez-le-feu peut durer un long temps, il n’est pas à confondre avec la paix. L’Éros, aveugle et hasardeux, s’immisce dans les failles, à la fois élévation et chute.

« On dit que l’amour est aveugle pour dire qu’on ne voit que les bons côtés de celui qu’on aime, mais en fait, ça fait référence au fait que Cupidon a les yeux bandés quand il tire ses flèches et qu’elles atteignent leur cible au hasard. On ne choisit pas de qui on tombe amoureux. »

Le verbe de Nesbø est sec et acéré, son écriture énergique et visuelle – les descriptions de la nature sont somptueuses – pour nous parler du côté sombre de nos âmes, de ce que devient la liberté de choix quand il y a du « malgré soi » en jeu, du point de bascule où la notion de justice devient puissamment personnelle, là où il s’agit de protection.

« J’avais un prof d’éthique à Bridgetown qui nous a expliqué que, comme Cupidon, Justitia, qui symbolise l’État de droit, et tient la balance et le glaive de la justice et de la sanction, avait un bandeau sur les yeux. Et qu’on l’interprétait souvent comme l’égalité devant la loi, comme la justice ne prenant pas parti, ne tenant compte ni de la famille ni de l’amour, uniquement de la loi […] Mais avec ce bandeau sur les yeux, on ne voit ni la balance ni l’endroit où le glaive tombe. Mon prof disait que, dans la mythologie grecque, quiconque ne se servait que de son œil intérieur et trouvait la réponse en soi avait les yeux bandés. En lui, le sage aveugle ne voit que ce qu’il aime, ce qui est en dehors n’a aucune importance. »

Avec un formidable talent de conteur, Jo Nesbø interroge ce qui nous fonde, nos appartenances, et pose la question de savoir si l’on se connaît jamais, si, à fouiller les moindres replis de soi-même, on aime ce que l’on découvre.

« Presque rien n’est impossible. C’est juste une question de temps, tout finit par arriver. »

Stéphanie LORÉ

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Jo Nesbø, Leur Domaine, traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier, Gallimard Série Noire, 2021, 640 p., 22 €

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