Transition et transversalité : les politiques culturelles à la croisée des politiques publiques (1/2)
Un panel de personnalités politiques invite les acteurs de la culture à proposer de nouveaux imaginaires pour penser les transitions écologique et sociale et favoriser la transversalité des politiques publiques.
« Vous êtes dans ce moment particulier où il s’agit de ranimer, de réinventer, de refonder un certain nombre de démarches collectives qui, pour les élus, constituent un terreau qui doit être fertile. Si nous ne savions pas participer à vos échanges, qui interrogent le sens, alors nous pourrions répondre comme par le passé, sans voir les mutations qu’il faut accomplir. »
C’est par ces mots que François Bonneau, président de la région Centre-Val-de-Loire, a introduit la séance plénière inaugurale du dernier forum POP MIND, organisé par l’UFISC à Orléans au début du mois d’octobre. Cette table ronde a rassemblé des personnalités politiques, représentant différents réseaux majeurs, autour de la question : “Cultures, communs et solidarités : un nouvel imaginaire pour ranimer nos sociétés”.
Notre retranscription, en deux parties, propose de synthétiser aujourd’hui le constat posé par les participants à la table ronde, avant de dégager – dans un prochain article – quelques pistes structurelles et concrètes, énoncées au cours de la discussion, pour les mois et années à venir.
Une démarche individuelle et collective
Ce thème, par les différents pluriels de l’intitulé, pose d’entrée de jeu « une ambition fondamentale aujourd’hui », selon François Bonneau. « Cette démarche, qui prend en compte la multiplicité des approches, la diversité des situations, la formidable énergie qui se soulève lorsqu’on met en contact différentes formes d’engagement dans notre société, est véritablement au cœur des problématiques de notre société aujourd’hui, poursuit-il dans son introduction. Force est de reconnaître que beaucoup de choses se sont construites, et souvent dans la perfection, en travaillant dans nos couloirs et en essayant dans chacun de nos couloirs d’aller jusqu’au bout de nos créations. Mais lorsque nous nous retournons, nous avons bien conscience que cela ne fait pas société. »
Comment expliquer cette limite ? Pour le président de la région Centre-Val-de-Loire, elle est la conséquence d’une approche segmentée, « très individualisante », des enjeux de société tels que la solidarité ou les rapports entre l’activité humaine et l’environnement commun. « Même lorsque nous allons jusqu’au bout de nous-mêmes, tout cela ne permet pas d’envisager l’avenir, de préparer nos concitoyens à une démarche individuelle et collective, qui permette de relever les défis, reconnaît-il. On ne pourra pas faire bouger ce monde s’il n’y a pas l’imaginaire, les imaginaires qui se côtoient, qui s’entrechoquent, qui soulèvent des questions, qui lèvent des aspirations, qui provoquent des engagements. »
Double constat donc, d’une évidente mutation et d’une nécessité de mettre en place davantage de transversalité, d’horizontalité.
Une transition totale et collective
Si l’irruption brutale de la crise sanitaire a accentué le sentiment de cette mutation irréfragable, tous les intervenants s’accordent à dire que les transitions à mener sont largement antérieures et ne doivent donc pas se cantonner à la seule pandémie présente. C’est toute une conception du monde, donc des politiques publiques, qui est à reconsidérer.
« Je pense qu’il faut collectivement, et en particulier dans les collectivités, prendre conscience de la globalité des transitions écologiques, numériques et digitales, ainsi que les révolutions du travail et des activités, explique Patricia Andriot, cheffe de projet de la mission ruralités à l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et vice-présidente du Réseau des collectivités territoriales pour une économie solidaire (RTES). Tout cela s’interconnecte ! Nous sommes au moment de l’effondrement d’un monde et de la reconstruction – ou pas – d’autres mondes. On ne dit pas assez la « congruescence » de ces différentes transitions. »
Christophe Bennet, président de la Fédération nationale des directeurs des affaires culturelles (FNADAC), va dans le même sens, annonçant un partenariat avec l’UFISC en vue de leurs prochaines assises placées sous le signe des transformations. « Malgré la grande diversité de nos membres, on a été capable d’identifier ce dénominateur commun, détaille-t-il. Le constat est implacable : un certain nombre d’urgences climatiques et sociétales nous obligent tous, collectivement, à nous réinventer. Les directeurs de la culture prendront leur part car les politiques culturelles sont à la croisée des politiques publiques. »
L’enjeu de la transversalité
À l’instar de la FNADAC, en écho aux propos de François Bonneau, le besoin de transversalité est martelé par les différents intervenants.
« Quand on réfléchit à l’imaginaire dans le domaine de la culture, aux communs, à ce qui fait sens, il faut toujours partir de l’extérieur des réflexions des politiques culturelles, conseille pour sa part Frédéric Hocquard, président de la Fédération nationale des collectivités pour la culture (FNCC), qui envisage notamment une transversalité des thématiques. Lorsque l’on prend des questions qui ne sont pas propres au milieu culturel et qu’on les introduit à l’intérieur du débat culturel pour réfléchir, c’est plus créatif de sens. C’est là que ça bouge le plus. C’est prometteur de nouveaux imaginaires. C’est comme ça qu’on est capable de dépasser les frontières et d’aller sur d’autres territoires que ceux de la culture stricto sensu. »
Cette transversalité est une nécessité palpable à tous les échelons, comme l’explique Yvan Lubraneski, maire du village Les Molières, situé en Essonne, et vice-président chargé de la culture de l’Association des maires ruraux de France (AMRF). Lors du dernier congrès national de l’AMRF, fin septembre, l’association a ainsi renouvelé et actualisé ses dix engagements.
« Il n’y en pas un spécifique sur la question de la culture », précise d’emblée Yvan Lubraneski, mais les engagements 7 et 8 visent d’une part, l’égalité républicaine entre les citoyens en vue de « favoriser une société inclusive », d’autre part, à « agir pour un dynamisme économique, social et durable en favorisant des solutions innovantes et pérennes ». L’expression « société inclusive » est une nouveauté, précise aussitôt le maire des Molières. « Ce n’est pas un hasard, insiste-t-il. Nous-mêmes, à travers les profondes fractures territoriales qui peuvent encore exister, nous revendiquons d’être inclus et d’inclure, d’être pour la ville une source de patrimoine, de culture. C’est un enjeu démocratique. »
À l’échelon départemental, le constat est le même. Parmi les huit défis posés récemment par la Fédération arts vivants et départements, Olivier Morin, son vice-président, cite « l’implication des citoyens dans la construction du projet culturel », « la capacité de répondre aux besoins des actions culturelles », notamment par la formation, « une meilleure coordination locale avec des lieux de diffusion labellisés, les représentants de l’État et du ministère de la Culture » ou encore « le développement d’une vision trans-sectorielle des politiques culturelles ».
Les pouvoirs publics : un frein structurel à la transversalité ?
Cette transversalité, affirmée, revendiquée, proclamée, se heurte néanmoins à une difficulté structurelle : le fonctionnement même des pouvoirs publics.
« Devant ce constat et face à cet effondrement, il faut dire – ce peut être effrayant – que les pouvoirs publics ne savent pas vraiment faire, confirme Patricia Andriot qui, outre ses fonctions à l’ANCT et au RTES, est par ailleurs élue EELV de la communauté de communes Auberive Vingeanne et Montsaugeonnais, en Haute-Marne. C’est fondamental d’oser le dire. Et ça ne veut pas dire qu’on va s’arrêter là et ne pas inventer les solutions de demain. Il y a un besoin important de construire un nouvel imaginaire. En tant qu’élue locale, on ne sait pas si on va réussir à trouver des solutions ensemble demain, mais ce qui est certain, c’est qu’on n’y arrivera pas tout seul. Il faut sortir des cloisonnements. Le petit souci est que c’est exactement comme ça que sont organisées toutes les politiques publiques. Il y a donc une importante révolution copernicienne à faire. »
« Il y a une nécessité de décloisonner, abonde Charles Fournier, élu EELV au Conseil régional Centre-Val-de-Loire et vice-président au climat, à la transformation écologique et sociale des politiques publiques, à la transition énergétique, à l’ESS et à la vie associative. C’est tout ce qu’on ne sait pas très bien faire. On commence toujours les débats en disant qu’on va organiser la transversalité. Nous avons besoin, au sein de nos institutions, de bousculer, voire de casser un certain nombre de codes, parce que nous ne règlerons rien en restant dans cette logique de silos. Depuis longtemps, nous sentons qu’il y a un moment de transformation, mais nous peinons à trouver les solutions de cette transformation car, souvent, nous voulons conserver ce qui existait tout en imaginant des choses nouvelles. Alors que là, nous sommes à un moment où il nous faut réellement bifurquer. Les questions du dérèglement climatique, avec toutes ses conséquences sociales, et de la biodiversité sont là, maintenant : elles nous invitent à court terme à des transformations. »
Mais derrière l’envie et le discours, le mur des politiques publiques se lézarde peu. « C’est bien de parler de transversalité et d’horizontalité, reconnaît le président de la FNADAC, Christophe Bennet. C’est mieux de le faire ! » Parmi les obstacles, il évoque par ailleurs la charge de travail, le resserrement des équipes, l’urgence de l’immédiateté, le dogme de la réduction budgétaire…
Des processus lents mais prometteurs
Fabrice Morio, DRAC de Centre-Val-de-Loire, tempère néanmoins cette vision négative, lorsqu’il met en avant la politique de labélisation promue par le ministère de la Culture et renforcée depuis une trentaine d’années. « Les labels du ministère de la Culture, parfois tellement décriés, sont d’une grande nécessité. Ils ont su se réinventer considérablement au fil des ans, s’enthousiasme-t-il. Il y en a d’autres qui se créent, comme les ateliers de fabrique artistique (AFA). Il y a aussi les tiers-lieux, qui sont pour nous quelque chose d’intéressant parce qu’on est au croisement de différents ministères. L’intérêt, pour nous ministère de la Culture, c’est d’essayer d’entrer plus en dialogue avec les demandes non formulées. Il y a des choses qui ne sont pas exprimées, ou qui le sont de manière brouillonne. Car le ministère de la Culture n’est rien s’il n’a pas en face des opérateurs en capacité de mettre en place la politique qu’on souhaite mener. »
Patricia Andriot, en écho, invite à regarder le positif, sans toutefois mentionner le choix d’une politique par l’instauration de labels. « Je pense qu’il y a des processus d’État qui se mettent en place, sans doute avec lenteur, mais qui prennent en compte et actent ses changements, admet-elle. Ils tâtonnent, certes, mais cherchent de nouvelles voies. » Elle cite l’accompagnement par l’État des tiers lieux, la création du programme France Services…
Est-ce pour autant suffisant par rapport aux enjeux cités, à l’urgence d’une transition multiple ? À entendre les autres intervenants, un chantier considérable constitue l’horizon des acteurs culturels. « Ce qui est devant, c’est d’apprendre à faire ensemble », poursuit l’élue EELV.
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À suivre :
Transition et transversalité : vers une politique culturelle publique plus collective (2/2)