Esclavage, culture, pornologie

Esclavage, culture, pornologie
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Où notre chroniqueur, improvisant en roue libre, devise de l’esclavage moderne, dont la liberté artistique lui semble être une forme avancée, peut-être même une figure imposée (pour ceux qui voudraient y sauter, les passages sur la pornographie sont en queue de chronique).

RESTEZ CHEZ VOUS

Je trouve les gens, milieu culturel ou non, de plus en plus stressés, toujours en train de courir vers je ne sais quel horizon se dérobant sans cesse, phénomène constant et qui leur demeure incompréhensible pourtant — on dirait, en quelque sorte, une injustice normale, une fatalité dont on se doit de sourire, les dents serrées. Parfois, ils tombent ; ahanent un peu (ils « respirent », « se reposent ») ; se relèvent et poursuivent la poursuite, d’un trébuchement à l’autre. Jusqu’à ce qu’ils appellent la retraite, comme lorsque la Grande Armée se fit botter le cul par les Russes jusqu’à Paris, qui est évidemment la mort. Certains meurent en pleine course, d’ailleurs. Oh, pas beaucoup. De plus en plus, mais pas beaucoup. Ce n’est pas grave, ils sont remplacés vite, et la chaîne n’est pas rompue, ouf.

L’épidémie grand-médiatique augure d’une aggravation dont on dirait bien qu’elle est souhaitée, admise ; souhaitée par ceux, démocratie ou pas, qui ont à adapter aux spécificités locales la coercition planétaire ; admise par ceux qui la subiront, plus sujets que citoyens, bœufs résignés et tristes avançant avec peine, fiers d’avancer, fiers du joug.

Nos amis les artistes sont de très bons élèves, de très bons bœufs. Mieux castrés que jamais, les voici à l’avant-pointe de la soumission, à dextre QR Code et sébile à senestre, la bave aux lèvres. Oh, les voici drapés dans une vindicte, mièvre ou simulée, qu’ils adressent à ces autres bœufs-là qui ne font pas profession de s’exprimer en public. De quoi ces muets ne sont-ils pas coupables ? On dirait qu’ils ne désirent pas assez leur soumission, cette soumission qu’ils n’ont pas eu l’idée encore, orwellienne en diable, de qualifier de rébellion.

L’artiste de spectacle était jadis méprisé, non sans raison d’ailleurs — et réciproquement, il y avait une fierté, presque un honneur, à frayer droit sous les molards et les quolibets ; on ne voyait qu’avec crainte, effroi, un de ses enfants se lancer dans ces aventures souvent médiocres, rarement couronnées de succès mais virant facilement à la débauche crade, la misère. Il semble aujourd’hui, à l’inverse, que de plus en plus de parents, considérant sans doute que les perspectives professionnelles dans les métiers petits-bourgeois du spectacle se peau-de-chagrinisent, trouvent intelligent ou plutôt, convenable, d’encourager leurs enfants à continuer de se leurrer eux-mêmes, d’illusion narcissique en illusion narcissique.

Je dirais à leur décharge que l’on se vend également partout, désormais. Et qu’acteur (au sens large, de la Comédie-Française au porno amateur), fonctionnaire, cadre commercial, ou quoi que ce soit, ingénieur, éboueur, ou même, en descendant dans l’ordure, candidat à la présidentielle, la première chose que toute personne doit savoir faire, c’est se vendre. Le point délicat pourrait être de savoir, en somme, si nous sommes des marchandises ou des putes. Je tiens que ce point est tout à fait indifférent. – Les deux, mon général.

La demi-mondaine du théâtre de la Belle Époque, finalement, a envahi notre monde. Elle ne sait plus trop au fond qui paie, mais tant que ça rentre… On sent bien aujourd’hui qu’entre l’ingénieur bossant dans l’aérospatiale, un spécialiste de l’Empire byzantin, une caissière (qui peut aussi bien arriver sans diplôme de Côte-d’Ivoire qu’avoir échoué à trouver un emploi après un doctorat d’archéologie – deux exemples pris dans ma plus proche supérette), Emmanuel Macron, et telle comédienne de mes amis aujourd’hui sans aucun travail et touchant le RSA, il n’y a guère qu’une différence d’orientation en fin de classe de troisième ou de seconde ; et des succès divers dans l’art de se vendre. La vie moderne, quoi. La Verdurin, Charlus, Odette de Crécy, Morel ou Oriane de Guermantes, tous sont interchangeables, l’un est acteur, l’autre ministre, un troisième dirige un théâtre, un quatrième est journaliste, le cinquième, universitaire ou cautche en bien-être sophroyoguiste, vend son cul contre des promotions humanitaires certifiées bio++ ; l’un d’entre eux a changé de sexe, tous militent et s’enguirlandent intersectionnellement ; personne n’a rien lu jusqu’au bout depuis la parution des Accords toltèques à destination des débiles légers (livre offert à tous leurs cadres par la CGT et le Médef) ; aucun ne parvient à écrire une phrase sans faute en français courant, ce qui, tous en conviennent d’ailleurs en souriant, ne sert plus à rien, pas même à se vendre, c’est dire.

Personne ne se cache plus vraiment de faire la pute, ou de se réifier en marchandise disponible contre argent – mais attention, pute et marchandise sont haut-de-gamme, parce que toute camelote et tout travailleur a son certificat bio garanti par les plus hautes autorités de l’industrie en roue libre ou son diplôme bac+8 en analphabétisme trans-écolo-féministo-antifa —, parce que se cacher ainsi ne fait que laisser le champ libre à la concurrence, qui est rude, d’être encore mieux-pensante que nous, encore plus agréée par l’air du temps médiatique.

— Voyons, qu’est-ce qui sera à la mode la saison prochaine ? semble se demander sans cesse notre rebelle artiste. Le migrant est trop 2019, les violences faites aux femmes commencent à s’essouffler, je me demande bien dans quel thème à succès je pourrais bien innover désormais, c’est que j’ai tant de dates à fourguer si je veux renouveler mes subventions, avoir une promotion, et surtout continuer d’être sur le marché, vertueux, of course, le marché… Je crois qu’à la faveur des procès des terroristes islamistes de novembre 2015, on pourrait essayer de réhabiliter un peu l’image toujours trop écornée de l’islam modéré et programmer à Rouen un fort joli spectacle donnant la parole aux 72 vierges du Paradis d’Allah.

— Wesh gros, trop fort. Mais ça nous dit pas trop la tendance lourde 22-23-24…

On ne peut rien opposer à tout cela. La civilisation de l’écriture expire sous nos yeux. C’est merveilleux. Certains tentent d’y opposer le rien, justement. On sent la puissance de feu ; et que ça va marcher. Mais enfin, sic transit gloria mundi.

L’essentiel, c’est d’être en capacité de produire quand on nous le demande notre passanitère ; pour le reste, nous ne dirons, infatués modestes, que les choses les plus convenues qui soient, à grands coups de « du coup » et d’« au jour d’aujourd’hui ». Pour montrer que nous sommes conscients aussi de notre aliénation, nous trouverons bien un bout de Nietzsche à citer ; celui-ci par exemple, ôté de Humain, trop humain : « Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour lui-même est un esclave, qu’il soit d’ailleurs ce qu’il veut : politique, marchand, fonctionnaire, érudit. » Il deviendra certainement, ce fragment, oralité oblige : « Si t’as pas en temps pour toi les deux tiers de ta journée, t’es un esclave. Même si que t’as un super djobe. »

Je puis témoigner, en tant qu’esclave plus flexible qu’un tuyau de douche et s’identifiant grâce à Netflix à un affranchi à prétentions philosophiques de la Mafia, en tant que citoyen flexible, donc, disposant d’une pension de chômage plus revolver qu’un crédit, et jouissant d’heures à ne rien foutre sur Facebook, que je suis un esclave, certes, mais pas tant que cela quand même. Je suis un peu exceptionnel quand même ; faut respirer, visualiser mentalement je ne sais plus quel truc de merde et surtout, surtout, croire en soi, c’est mon cautche qui le répète hache-vingt-quatre à m’en bourrer le crâne :

— Tu crois en toi, du coup tu produis plus du mieux, du coup tu crois plus mieux en toi, du coup tu optimises le mieux du plus du truc qui fait que tu peux bourrer douze heures de boulot par jour avec quand même une pause pour la ligne de coke réparatrice, on a le droit de se poser, faut pas faire que bosser non plus, sinon on n’est plus efficace au boulot. Et oublie pas de tirer un coup, ça détend, et si t’as pas le matos humain chez toi, y a les putes ubérisées, et à défaut, le bon vieux porno des familles, c’est un peu chiant je sais, mais ça finit par soulager.

— Je gère, t’inquiète.

— Coule, si tu gères.

— Je suis le gestionnaire de moi. Je me travaille à flux tendu. Je ne m’arrête jamais vraiment. Même quand je m’arrête, mon logiciel effectue des tâches en arrière-plan. Et quand je bande, j’ai l’impression que ma bite imite la courbe du nombre de dates vendues de Contre le patriarco-capitalisme à visage phallocratique !

On a beaucoup parlé de Netflix, et de l’explosion des abonnements pendant les confinements de salut public, de la vogue des séries, ces remplaçantes du roman-feuilleton, ou du roman tout court, bref, de ce qu’il restait de la littérature. Mais on ne parle pas assez, même sur Profession Spectacle, a fortiori sur Profession Audiovisuel, de la pornographie, spectacle de loin plus populaire que le cinéma, même français, et devancé seulement, d’après moi, par l’ambiançage de bain pseudo-musical permanent maintenant la population dans la torpeur nécessaire au bon déroulement des opérations de contrôle sanitaire (ou quelque chose comme ça). C’est encore plus maltraité que, jadis, la littérature policière ou les autres choses dites de genre. Dans un article du magazine suisse Femina de juillet 2021, interrogé à propos de son passionnant Pornologie (9 € aux éditions du Murmure), Sébastien Hubier note que : « 30 % du trafic internet mondial concerne le porno en ligne. On enregistre plusieurs milliers de connections par seconde pour un seul site. La fiction pornographique est clairement la plus consommée, elle écrase tout, la littérature, les séries… »

Je sais, 30 % seulement… (Le télétravail, ça a du bon…)

Il est donc urgent de ne pas s’y intéresser, de continuer comme un vulgaire politicien à ne rien comprendre au monde dans lequel nous vivons ; il est urgent, donc, de ne pas lire le petit bouquin de S. Hubier qui a le double inconvénient d’être très clair et très intelligent – sans compter cet humour déplorable parfois affleurant sous une prose plutôt légère pour un universitaire :

« Il est peu de dire que le marché de la pornographie a pris de l’ampleur et qu’il s’est, en somme, à la fois standardisé et normalisé dans le même temps que le sexe est devenu comme une religion, un ensemble de pratiques et de croyances engageant toute la communauté occidentale qui rend au corps, à ses usages vénériens et à la jouissance qu’il procure, un véritable culte. Au hasard de mes recherches pornologiques, je me trouvais récemment à Washington où je constatai que si la Bible naguère disposée sur les tables de nuit des hôtels américains avait disparu, se trouvait désormais disponible, parmi les mignonnettes de Jack Daniel’s et les paquets de pop chips mis à la disposition des clients, un Lover’s kit contenant entre autres, un « couple’s erotic vibrating ring » et un « mini multi-speed vibrator ». De tabou, le sex toy est devenu fétiche. »

In godes we trust.

Impressionnante est l’influence du porno, sur les pratiques sexuelles certes, mais sur l’ensemble de la société, mode, musique, publicité, cinéma ; sur les choses et les gens qu’on aime. Je m’en voudrais d’abuser des citations, mais je voudrais inciter vraiment à la lecture, jamais pesante ou morale, de ce solidement étayé petit livre jaune et rouge :

« Soixante-quinze pour cent des garçons d’aujourd’hui ont vu un film x avant l’âge de dix ans et trente-quatre pour cent des filles avant celui de quatorze. Nul étonnement, dans ces conditions, que, directement ou indirectement, la pornographie fixe des canons, c’est-à-dire des normes par rapport auxquelles se définit ce qui est beau, désirable, excitant. »

Et je clos ma chronique sur ces considérations esthétiques qui pourraient bien n’ouvrir pas qu’à la réflexion.

Pascal ADAM

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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018.



 

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