Le virtuel comme lieu de rencontres et espace de création

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Le théâtre russe n’a pas cessé ses activités après le premier confinement. Comme bien des pays, il a abondamment utilisé le virtuel pour préserver les liens. Plus encore, il a innové, multipliant les expériences étonnantes et créatrices.

Deuxième volet de notre petit tour d’horizon non exhaustif de l’art théâtral en Russie, par temps de pandémie.

L’état du théâtre russe en pandémie 2/4

Conserver les liens entre les artistes du théâtre russe ?

Les structures du théâtre russe sont encore solides et la STD (Union des gens de théâtre) a très vite réagi, dès le premier confinement, organisant via Zoom rencontres, conférences, master-classes, laboratoires où de jeunes acteurs pouvaient travailler avec des metteurs en scène de renom (Projet « Monologue »), tous destinés à conserver, voire à renforcer les liens entre les artistes de théâtre. Sur Zoom encore, la STD ouvrait en avril 2020 un débat sur « le théâtre et la nouvelle réalité », qui réunissait des représentants des organisations théâtrales de différentes régions de la Fédération de Russie, de Novossibirsk au Tatarstan, de la République tchétchène à celle des Komis.

Les grands perdants sont évidemment les théâtres indépendants, comme celui de Nikolaï Koliada, un des plus connus en Russie comme à l’étranger. L’auteur dramatique et metteur en scène, qui subventionne son théâtre à Ekaterinenbourg avec ses droits d’auteur et la billetterie, demandait, lors du débat précité, de l’aide à l’État et à ses collègues pour tenir, criant son désespoir, son refus de disperser sa troupe talentueuse ; certains collègues semblaient même lui avoir déjà répondu puisqu’il les remerciait déjà… En février 2021, le ministère de la culture a décidé d’aider ces théâtres indépendants, mais les règles ne sont pas claires. Qui est vraiment éligible ?

Anciens et nouveaux usages d’Internet

Allo, spectacle téléphonique apparu pendant le premier confinement et repris au début de 2021, met en relation un acteur et un spectateur-acteur qui reçoit par courriel sur son portable, la veille du spectacle pour lequel il a pris un billet, le texte d’une pièce à jouer avec des instructions précises. Ses répliques sont écrites, mais il peut improviser. Il s’agit d’un remake modernisé et participatif de modalités théâtrales de la fin du XIXe siècle.

Le genre “Théâtre de l’imagination”, créé par Ilya Epelbaum, directeur-magicien du théâtre Ten (qui a été invité au festival Passages lorsque celui-ci était à Nancy), ne date pas de la pandémie. Il a déjà plusieurs titres différents, et son principe est de faire défiler un texte minimal écrit en lettres blanches sur un écran noir accompagné d’une musique. Les mots qui décrivent sobrement lieux, actions et personnages, les sons, les rythmes sont choisis pour éveiller des images et des sensations chez le lecteur-regardeur qui se fabrique alors son spectacle. Les deux deniers opus durent un peu moins d’une heure, et concernent directement la pandémie : COVID 2019 est écrit avec le poète Lev Rubinstein ; COVID 2020 est signé par I. Epelbaum, sur une musique endiablée de Rossini. Il y est question de spectateurs masqués, d’étranges personnages en costumes de cosmonautes, de personnes enfermées dans des cages en verre, d’odeurs. Il y a peu d’action et de longs silences… À la fin, les spectateurs meurent, et la salle est désinfectée avant la représentation suivante. C’est la dernière œuvre d’Ilya Epelbaum, décédé de la COVID la même année.

Rimini Protokoll a sorti, en avril, une version russe de Neuf mouvements, créé dans le contexte de la pandémie en plusieurs langues : une forme de théâtre à la maison. Il a collaboré avec le vénérable Théâtre d’art (sur son site “Théâtre d’art mobile”), et le Goethe Institut. C’est une audio-performance de 6,45 minutes, qui transforme l’espace de la maison en théâtre, de sorte que le public peut voir l’espace de son confinement devenir lieu de surgissement d’un spectacle. Il suffit de suivre les indications données sur son téléphone par la voix d’un acteur russe, Piotr Skvortsov, en confinement également. Au Théâtre de chambre de Voronej, on a très vite lancé le concept de « pièce-zoom ». Et puis il y a la solution de donner des premières sur l’internet : le Bolchoï y a présenté celle, très attendue, de Sadko de Rimski-Korsakov, monté par Dmitri Tcherniakov, vedette de toutes les grandes scènes lyriques internationales.

Le théâtre Alexandrinski de Pétersbourg a lancé un programme nommé « L’autre scène », ou « Espace inconnu » : les jeunes participants issus de tous les arts vivants y concoctent des projets variés : multimédia pour un spectateur, spectacle documentaire sur WhatsApp, radio-spectacles améliorés et interactifs… Le théâtre La Vieille maison de Novossibirsk présente un spectacle ambulatoire avec réalité augmentée, mis en scène par Mikhaïl Patlassov, sur une artiste du punk rock russe. Les projets sont multiples, plus ou moins intéressants, parfois énigmatiques ; mais ça bouge.

Et puis, bien sûr, comme dans tous les pays, les théâtres ont balancé sur le Net archives et spectacles au répertoire en grande quantité, surtout pendant le premier confinement – le flux se raréfiant au fur et à mesure que la pandémie s’installait. La revue Teatr a été particulièrement active, offrant sur son site des informations précises et quotidiennes à propos du calendrier, des horaires et des adresses des sites russes et européens qui diffusent théâtre et opéra, diffusant également des nouvelles des scènes d’Europe.

Le BDT Digital

Le 27 avril 2020, la revue Teatr a organisé un grand débat public entre Marina Davydova, sa directrice, et Andreï Mogoutchi, le directeur artistique du BDT (Grand théâtre dramatique de Saint-Pétersbourg), en ligne et en direct. La question était : « Le théâtre après la quarantaine : les nouveaux défis d’une époque nouvelle. » Andreï Mogoutchi, son éternelle casquette vissée sur sa tête, parlait, comme Iouri Boutoussov, de la pandémie et du confinement comme d’une pause obligée, mais qui pour tous devait revêtir une importance capitale. Il notait les difficultés à s’arrêter, symptôme de la « maladie de trop créer » dont souffre actuellement le théâtre. Pour lui, le confinement était le signe d’« un adieu à une époque ». Il avouait avoir beaucoup de mal à regarder ses propres spectacles dans le petit rectangle de l’écran et dénonçait le chaos de l’abondance. Ce n’était pas pour lui une solution ; il s’agissait plutôt de se préparer à ce qui peut, à ce qui doit changer.

Aura-t-on besoin, pendant la pandémie, d’un théâtre vu comme une zone de risque, qui met le public dans l’inconfort et la tension ? A. Mogoutchi se souvenait d’un de ses spectacles montés en Afrique que, invité par le metteur en scène Daniele Finzi Pasca, il avait dû présenter devant des enfants qui avaient perdu toute leur famille. Ce qu’il fallait faire, en réalité, c’était d’abord et simplement s’occuper d’eux. Le « théâtre de la caresse » que préconise Finzi Pasca prenait pour lui tout son sens. L’éthique devenait plus importante que l’esthétique.

Andreï Mogoutchi a donc créé le « BDT Digital », différent du site du théâtre, entièrement gratuit, pour prendre l’humain en charge. Et d’abord les comédiens. Il a confié à de jeunes acteurs et metteurs en scène, à ses élèves, des projets digitaux dans l’espace internet – recherches un peu chaotiques au début… A. Mogoutchi lui-même a fait des expériences avec les nouvelles technologies très tôt dans sa carrière, puis quand il était metteur en scène au théâtre Alexandrinski, responsable de sa Nouvelle scène expérimentale très bien équipée. Il sait de quoi il parle et que ces recherches demandent du temps.

Sur le site du BDT Digital, on peut voir aujourd’hui dans la rubrique “Théâtre en réseau”, sur la « Digitalkoursovaïa », plate-forme d’expérimentation libre et libérée de tout jugement, les créations des élèves de la promotion recrutée en 2016 dans le cours d’Andreï Mogoutchi au SPATI, l’Académie théâtrale de Saint-Pétersbourg : là, on peut plonger dans le monde de Kierkegaard, de Kafka, de l’écrivain russe Choukchine ou dans le « Manifeste de Treplev » à travers des jeux d’espaces démultipliés. Mais il lui faut aussi s’occuper des moins jeunes : les comédiens ont choisi des textes, qu’ils ont montés ensemble pour trouver quelque chose « de tendre » à dire au public. « Les gens ont besoin de médicaments. » A. Mogoutchi aime cette image, d’autres la reprendront.

Les projets ont fusé pour ce site ; certains seront réalisés, d’autres non : un festival d’affiches de théâtre ? un théâtre imaginaire où des théâtrologues viendraient « raconter » des spectacles anciens importants de l’histoire russe ou des spectacles qui n’ont pas eu lieu, arrêtés, censurés ? Ce serait là un objectif pour metteurs en scène et chercheurs : transmettre toute une réalité non matérialisée du théâtre, mais qui fonde le théâtre réalisé. Une pensée se répète, lancinante : il faut trouver « des cadeaux, de la joie, des médicaments à offrir à la ville ».

Quant aux acteurs qui sont des gens fragiles, et pour qui le manque de contact est néfaste, il faut transformer la peur qu’ils ressentent en colère, en énergie. Comment ? Un nouveau débat en ligne a eu lieu, cette fois à la suite d’une représentation du spectacle Que faire ?, mis en scène par A. Mogoutchi d’après le célèbre roman de Tchernychevski, à partir de discussions et d’improvisations. Depuis sa création en avril 2014, Que faire ? est accompagné de rencontres entre le public et des invités – personnalités de l’art et des sciences. Ce soir-là, il était intitulé : « Un homme nouveau dans un monde nouveau ».

À suivre…

Béatrice PICON-VALLIN

Lire aussi :
Théâtre russe 1/4. Petit état des lieux des théâtres et festivals en Russie sous la COVID-19

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N.B. Tous les textes cités sont tirés de blogs qui sont en partie, en Russie, le samizdat d’aujourd’hui, ou du média internet russophone basé en Lettonie, Meduza.

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Photographie à la Une : Théâtre Tovstonogov (BDT), Saint-Pétersbourg, Russie
Crédits : Alex Florstein Fedorov
Source  : Wikipedia



 

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