Téléphone qui sonne !
À quelques jours du festival d’Avignon, spéciale dédicace à tous mes amis comédiens et à toutes mes amies comédiennes qui ont dû faire face, au moins une fois dans leur vie, au plus redoutable des adversaires, impitoyable et sans vergogne, la sonnerie du téléphone !
Il y a bien longtemps, le théâtre se jouait dehors. À l’ombre des cyprès, face à la mer Égée. C’était beau mais pas pratique. Le vent, la pluie, le soleil, les cigales et la neige. Parce que même en Grèce, y a des hivers franchement pourris. Le vent, surtout, qui emportait les tirades magnifiques de Sophocle et Euripide vers les neiges éternelles du Mont Olympe, obligeant ainsi les comédiens à se montrer du doigt afin que les spectateurs, en priorité ceux du dernier rang, puissent comprendre à qui s’adressaient leurs mots enflammés, fort utiles pour réchauffer l’atmosphère et jouer en nocturne. Histoire de déjouer les assauts perfides et répétés du dieu Éole, les comédiens décidèrent de former un groupe uni et solidaire. Du coup, ils pouvaient clamer leurs textes à haute et intelligible voix. Sans trop tirer sur la corde vocale. C’est ainsi que naquit le chœur antique. Point de vue dramaturgique, cette innovation eut un impact capital. Mais point de vue pratique, c’était zéro, bulle de savon. Les spectateurs ne comprenaient rien. Désespérant. C’est peut-être pour ça que les auteurs de l’époque écrivaient toujours la même pièce. Électre, Œdipe… Œdipe, Électre… À signaler que cette thèse ne fait pas l’unanimité chez nos amis universitaires.
Alors, on a construit en dur ! En bois. Avec des bougies. Partout. D’où l’expression, brûler les planches. Ce qui, malheureusement, arrivait trop souvent. Les pompiers n’existaient pas, seulement des gars avec des seaux d’eau. C’était pas gai. Pour une modique somme, les pauvres avaient la possibilité d’accéder aux meilleures places, à l’orchestre, assis confortablement sur la terre battue. Les nobles, pour ne pas froisser leurs jolies robes, ne pas salir leurs pourpoints, s’installaient au balcon. D’où l’expression, y a du monde au balcon. Mystère de l’âme humaine, les pauvres qui crevaient de faim tous les jours de la semaine se faisaient un malin plaisir, quand le spectacle n’était pas à leur goût, de jeter de la nourriture sur la scène, sur les comédiens, pour être plus précis, pour les plus précis. Certains auteurs, directeurs de troupe avaient, pensaient-ils, réglé le problème. Leurs pièces étaient jouées dans des palais. Mais la plupart du temps, ça se passait entre le jardin et la cour, à côté des fontaines. C’était compliqué. Surtout l’été. En revanche, le risque d’incendie était quasi nul. Les comédiens jouaient devant des centaines de personnes qui regardaient le roi.
Au vingtième siècle, grâce à l’enseignement éclairé des grands penseurs de l’art dramatique, les comédiens surent trouver les clefs leur permettant d’affronter les pires défis de l’art théâtral. En premier lieu, le suceur de bonbon, individu néfaste qui met trois minutes à enlever le bout de papier, bout de plastique qui entoure un bout de sucre aux colorants indéterminés. Ensuite, nous avons les commentateurs… Dignes héritiers des badauds des foires médiévales, en ces temps héroïques où les comédiens jouaient sur des tréteaux branlants, entre la chèvre et le chou. Les commentateurs, au demeurant, des personnes charmantes et attachantes, visiblement intéressées par ce qui se passe sur le plateau, ponctuent les moments clés du spectacle par des remarques bien senties du style : « Ah, ça c’est vrai ! » Viennent ensuite, dans le désordre et suivant les jours, l’incontournable couple du premier rang qui s’embrasse à pleine bouche, l’ineffable bébé qui gazouille dans la baignoire, les insupportables petits diables tout surpris et bien heureux de se retrouver au paradis, l’inévitable « plus fort, j’entends pas ! », les redoutables retardataires, « pardon, excusez-moi, désolé », l’indécrottable « Chut ! » qui n’a pas encore compris avec le temps qu’il ne sera jamais, malgré ses efforts vains et pathétiques, jamais vraiment jamais un ami du silence, même pas un copain.
Spéciale dédicace à l’abominable ronfleur tapi dans l’obscurité, imitateur incomparable de l’hélicoptère en plein vol…
Deux motifs de satisfaction. La disparition du chapeau que nous pouvons regretter dans les rues, les parcs et les avenues mais pas au théâtre. Fin du sempiternel « chapeau, mademoiselle, s’il vous plaît, chapeau ! » De quoi manger sa casquette ! L’autre raison de croire en l’être humain, c’est l’extinction partielle du flash, petit animal fluorescent et nuisible qui se reproduit à la vitesse de la lumière, transforme une salle obscure en ciel étoilé au mois d’août. Nous, les représentants du spectacle vivant, nous sommes à l’origine du retrait progressif de ce fléau lumineux. Grâce à des actions de prévention en milieu scolaire, l’organisation de conférences dans de nombreuses bibliothèques municipales, débats informels dans les bistrots du coin, nous sommes parvenus à faire entendre notre voix, la voie qui mène à la raison. Vade retro, appareil photo ! Avec ton flash maléfique ! Alléluia ! Havre de paix ! Les machinistes viennent au travail en sifflotant. Au premier jour de répétition, les comédiens se pointent le sourire aux lèvres, texte su. Le metteur en scène est de bonne humeur et le directeur se sent une âme d’artiste.
Le paradis sur terre ne s’est pas éternisé. Le génie humain est déconcertant. Pour un tableau et deux sculptures, il va nous inventer trois marteaux piqueurs et cinq perceuses électriques. Entre un alexandrin de Molière et un Molière à Alexandre Jardin, il va créer le téléphone portable. À côté, la montre qui fait bip-bip ressemble à s’y méprendre au chant des oiseaux dès potron-minet.
Pour l’instant, nous n’avons pas trouvé la parade. Mais nous cherchons, nous cherchons. Les meilleurs d’entre nous sont sur le pont. Certains ont émis l’hypothèse de distribuer des boules quiès à l’entrée du théâtre, aussitôt dit aussitôt fait, mais le résultat ne fut pas à la hauteur de nos espérances. D’un côté, les spectateurs n’entendent plus la sonnerie de leur portable, qui entre parenthèses, est beaucoup moins dérangeante que la sonnerie du voisin, mais de l’autre, ils n’entendent plus la pièce, au final, cela se révèle extrêmement embarrassant et contrariant. C’est pourquoi, à l’instant où je vous parle, nous nous en remettons à la compréhension et à la bienveillance de notre cher public. Avant le début du spectacle, nous vous prions de bien vouloir éteindre vos téléphones portables. Merci !
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Auteur de théâtre, scénariste de fictions radio, président des Écrivains associés du théâtre (E.A.T) de 2014 à 2019, Philippe Touzet tient une chronique bimensuelle dans Profession Spectacle depuis janvier 2021, intitulée : « Arrêt Buffet ».
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