Ça va être ta fête !
Dans Feydeau, c’est le genre de situation qui te fait mourir de rire mais quand t’as 20 piges et que tu te retrouves face au mari, taillé comme une armoire normande, tu te dis que tu vas pas attendre Godot très longtemps…
L’homme me regarde fixement, sa lèvre inférieure tremblote, il ne cesse de passer la main sur son visage, il doit avoir dans les quarante piges. Moi, j’ai tout juste vingt ans et toutes mes dents… Enfin à ce moment précis, je peux raisonnablement me poser des questions sur la pérennité de ma dentition. Machinalement, je passe ma langue sur mes jolies petites canines, une sorte d’adieu instinctif…
Le monsieur est visiblement contrarié, il vient de nous surprendre, sa femme et moi, en pleine réunion de travail. Il est arrivé au mauvais moment, feu d’artifice et bouquet final… Il est un peu décalé, évidemment, un peu comme quand on arrive dans une fête qui bat son plein, on a du mal à se mettre dans l’ambiance. On ne dira jamais assez le mal que peuvent faire la SNCF et ses grèves surprise au sein des couples qui jusque-là vivaient heureux, en une totale harmonie basée sur des rapports de confiance réciproque…
La femme, allongée sur le lit, et qui vient de remonter le drap jusqu’à ses oreilles, décide d’entamer le dialogue avec la partie adverse, je vais t’expliquer… Honnêtement, très loin au fond de moi-même, dans l’état d’extrême solitude dans lequel je me trouve, c’est-à-dire debout, à poil, à côté du lit en vrac, avec mon pantalon sous les pieds, face à un gars qui commence à transpirer de façon anormale, je me dis que ce n’est pas un très bon début… Si le type en question a vraiment besoin qu’on lui explique la situation, c’est qu’il a fumé trop de pétards durant son adolescence, qu’il a lu les œuvres complètes de Paul-Loup Sulitzer ou qu’à sa naissance, au lieu de lui donner une petite claque sur le cul, on lui a gentiment fracassé la tête d’un direct du gauche.
Ta gueule ! Telle est la réponse lapidaire de l’homme en costume trois pièces, ce qui j’en conviens est fort grossier et ne respecte pas les usages en béton armé de la chevalerie française. Mais bon, cela permet aussi d’y voir plus clair, de faire avancer le schmilblick, certains esprits optimistes pourraient y voir une amorce de dialogue. Mais l’optimisme n’est pas le sentiment dominant dans cette chambre à coucher Ikea, lampes de chevet Leroy Merlin, lustre Conforama…
Le mari a tout compris, pas la peine de lui expliquer… Du coup, un silence très gêné aux entournures s’installe entre nous, on ne sait pas trop quoi dire, les sujets de discussion manquent cruellement et je me vois mal parler de la pluie et du beau temps. De la manière dont il actionne ses mâchoires, je crois que le mari va me sauter à la gorge, mais non, il fait un effort démesuré, surhumain pour trouver les deux, trois mots qui restent dans sa tête, pour les extraire de sa bouche et les faire basculer dans le vide. Ça va être ta fête… Je vais t’éclater la tête…
J’ai de la chance, je suis tombé sur un poète.
Digne, mais toujours à poil, j’attends qu’il commence le bal et qu’il m’envoie valser sur les murs. Je me fais à l’idée de terminer une existence bien trop brève d’être humain catégorie garçon pour mieux débuter une destinée fulgurante de boule de flipper avec pour objectif final, le tilt fatal !
Mais rien ne vient, pas même une petite gifle, le mari ne bouge pas d’un cil… Pour mieux comprendre mon embarras, il faut savoir que le monsieur fait dans les un mètre quatre-vingt-dix pour cent dix kilos, dirige une entreprise de déménagements et est un ancien joueur de rugby.
J’ai toujours aimé la difficulté…
Juliette, le drap toujours au niveau des oreilles, demeure immobile, ses deux jolies mains agrippées au bout d’étoffe, elle essaie de se faire oublier mais elle n’y arrive pas vraiment, faut dire que c’est difficile… Elle est le corps du délit, le corps dans le lit, un joli corps, mais là, il vaut mieux que je n’y pense pas, histoire d’éviter une certaine réaction physique qui dans mon état présent pourrait nuire à la qualité de ma plaidoirie.
Donc, personne ne bouge, malgré ce très prometteur ça va être ta fête, l’ambiance ne décolle pas… Un, deux, trois, soleil sans soleil, lumière artificielle. Et le temps passe, repasse pour voir si on a bougé, mais non, on est toujours là, dans la même position, il ne se passe rien.
Et il faut bien le dire, je commence à avoir envie de faire pipi, on choisit pas, c’est comme ça, c’est la nature. Le mari est parti ailleurs dans un monde meilleur, sous le coup d’une crampe généralisée, mais je ne peux pas, non je ne peux vraiment pas, même s’il a l’air un rien compréhensif, je ne peux pas me mettre à pisser dans la chambre, autour du lit, contre un mur, non ce n’est pas envisageable… Sans tomber dans la faute de goût, je pourrais, tout simplement, lui demander où sont les toilettes… Mais même ça, je le sens pas vraiment… Il faut penser à autre chose. Facile à dire, il faut faire preuve d’abstraction puissance dix ou d’une imagination galopante pour ignorer le regard du type en face de moi.
Les yeux dans les yeux, c’est comme ça que je l’ai vue arriver, au coin de l’œil, toute petite, une larme, puis une autre, de plus en plus grosse, il pleure et il me regarde, les larmes roulent sur ses joues, rien pour les arrêter, les retarder, des joues bien rasées et ça coule, coule sur ses mains, ses pieds, sur son pantalon… Il pleure et il me regarde, je dois être tout flou maintenant pour lui. Je ne suis plus là, un mauvais souvenir en cours de fabrication. Il s’assoit lentement au bord du lit, la tête entre ses mains, les larmes passent entre les doigts… Je récupère mes fringues et je me casse. En fermant la porte, je la vois, elle, qui va vers lui, qui se colle contre lui et qui dit pardon, pardon et lui qui murmure, pourquoi t’as fait ça ? Pourquoi ? Je ferme la porte.
Putain, pas fâché de m’être sorti de ce merdier à si bon compte… Je sais, au niveau de la compassion c’est service minimum, mais bon, j’avais vingt ans et dix-huit milliards neuf cent quarante-trois mille sept cent quatre testostérones pour trois neurones… J’enfile vite fait mon pantalon, le t-shirt et, comme je suis une vraie boussole vivante pour dégager de la maison qui sent pas bon, j’ouvre la porte de la cuisine. Et là, je me trouve face à ce qu’on appelle communément le meilleur ami de l’homme… Un berger allemand particulièrement bas de plafond. J’essaie de faire connaissance, Rex… Sultan… Ich bin ein Berliner… Le clébard regarde sa gamelle, puis il me regarde, j’ai l’impression qu’il a fait son choix, il retrousse ses babines, il me montre des dents à croquer ma fortune, à décroisser ma lune, à bouffer mes Ray-Ban…
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Auteur de théâtre, scénariste de fictions radio, président des Écrivains associés du théâtre (E.A.T) de 2014 à 2019, Philippe Touzet tient une chronique bimensuelle dans Profession Spectacle depuis janvier 2021, intitulée : « Arrêt Buffet ».
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