“Le théâtre de Max Frisch” d’Isabelle Barbéris
Le théâtre de Max Frisch d’Isabelle Barbéris (Éd. Ides et Calendes), est un petit livre roboratif qui donne envie de réellement découvrir Frisch, écrivain de théâtre curieux de la scène et de ce qui s’y élabore. En creux, il ouvre de nombreuses pistes quant à un théâtre résolument contemporain et le moins idéologique possible, à la recherche donc de l’antidote qui tue aujourd’hui le théâtre, du moins en France.
Critique
Du théâtre de Max Frisch, je ne connaissais que cette parabole, pièce formidable, didactique mais — nuance — non idéologique : Monsieur Bonhomme et les Incendiaires (1958), dans laquelle un bourgeois fort en gueule mais très veule, opposé à la manie terroriste des incendiaires brûlant la ville maison après maison, quartier après quartier, commence par héberger et nourrir un puis deux chômeurs dont il devine qu’ils sont sans doute les incendiaires recherchés, et qui ira, cherchant à s’acheter leur amitié et leurs bonnes grâces, jusqu’à leur offrir les allumettes fatales…
L’autre livre de Frisch en ma possession, au titre peu évocateur (selon moi) de Triptyque (1978), que je n’avais jusqu’ici que survolé, me semblait pour ainsi dire sans point commun avec le premier, comme s’il eût été d’un autre auteur : « De plus en plus, nous nous apercevons, avec l’âge, que nous cohabitons avec des morts, non seulement avec le souvenir d’amis disparus, mais avec le poids de connaissances et d’idées anciennes dont beaucoup n’ont d’ailleurs aucune valeur pour notre existence actuelle. » (Dialogue entre Frisch et Jotterand, Présence de Franck Jotterand, L’Âge d’homme, 1997)
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Le théâtre du Suisse de langue allemande Max Frisch (1911-1991), ami et contemporain de Dürrenmatt, compagnon un temps du grand poète Ingeborg Bachmann, est en France mal connu et peu joué. On ne peut donc que saluer la présence de Max Frisch dans la collection « Le théâtre de » des éditeurs suisses Ides et Calendes.
L’ouvrage, au surplus, est confié à Isabelle Barbéris, universitaire de renom, capable de prises de positions fortes quant à la stupidité bien-pensante, à l’idéologie dangereuse rongeant aujourd’hui les arts comme les universités. Point de polémique ici, mais un livre synthétique, d’une centaine de pages, d’une grande clarté et agréable à lire, tout entier consacré à faire comprendre le théâtre de Frisch sous de nombreux aspects : biographiques, politiques, idéologiques, mais surtout littéraires et dramatiques. Point de polémique, mais justement : l’ouvrage se peut lire aussi comme un éloge et une défense de l’art dramatique nécessaires en ces temps où, sous couvert de culture et d’idéologie, il est plus menacé que jamais.
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« Le théâtre de Max Frisch forme une unité distincte à l’intérieur d’une œuvre où se côtoient de multiples formes : le discours, le journal, la fiction, l’autobiographie, le conte, l’essai… »
« Mais le théâtre se situe au carrefour de l’ensemble de l’œuvre, car sa forme plurivoque s’adapte à merveille au souhait de Frisch de privilégier les polarités, les inversions, les coïncidences sur le parcours linéaire. Le dialogue théâtral permet de multiplier les points de vue en simulant le retrait de l’auteur. On peut ainsi parler d’un théâtre de tensions dans lequel chaque signe exerce une double activité signifiante : dans l’univers de Frisch la vie évoque la mort ; la censure rend possible le cabaret ; l’ennui provoque une suractivité intérieure. »
C’est ce que Frisch appelle « compensation ».
Et si, comme le conclut Wulf Koepke, cité par Isabelle Barbéris, « Il n’y a pas de “héros”. », il n’y a pas non plus de message, ni, malgré l’importante influence de Brecht sur son théâtre, d’idéologie. Ce qui n’empêche en rien, bien au contraire, de porter sur son époque un regard lucide, c’est-à-dire complexe.
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L’ouvrage en sa partie centrale, je ne sais si cela est dû à un « cahier des charges » de la collection ou à un choix de l’auteur, présente chacune des pièces de Max Frisch, permettant au lecteur de se faire une idée précise.
De manière très subjective, les pièces que j’aurai prochainement envie de lire sont Andorra (1961) et, pour des raisons vraiment différentes, Le Comte Öderland (1961).
Achevée en 1961, mais esquissée dès 1946, Andorrai tourne autour de la figure du « faux juif » :
« Sur onze tableaux à la temporalité linéaire, mais démultipliant les points de vue (chaque tableau se termine sur le monologue d’un andorran se dédouanant de toute responsabilité), Frisch décrit la construction puis la destruction de la figure d’un “juif” qui se révèlera n’être qu’un Andorran. »
« […] Frisch montre la fatalité des stéréotypes, qui agissent comme des prophéties auto-réalisatrices : “il [ndr. Le juif andorran] s’examina tant et si bien qu’il finit par découvrir que c’était vrai”. »
Difficile, ici encore, de ne pas entendre, de ne pas voir ce qu’une telle pièce peut avoir de réellement critique, et de réellement contemporain, quand elle s’appuie pour Frisch, de manière évidente, sur la réalité des persécutions antisémites du IIIe Reich, considérées depuis la neutre Suisse. Comment ne pas penser aussi, plus près de nous, au magnifique La tache, de Philip Roth ? À quelques pièces, capables elles aussi de pousser les dilemmes moraux jusqu’au point où se rompent les personnages, d’Howard Barker ?
Achevée en 1961, mais esquissée dès 1946, tout comme la précédente — ce qui montre non seulement la permanence des préoccupations de Frisch, mais également sa capacité à traiter simultanément des formes très différentes, Le Comte Öderland « est la fable la plus surnaturelle et fantastique de Frisch » ; elle « laisse un sentiment d’inachèvement ».
« Frisch y poursuit son exploration de la parabole et de la puissance de l’anachronisme, du télescopage entre surnaturel et normalité. Le fantastique est introduit par la figure sans âge d’Ogre-chevalier teutonique, sortie d’un Moyen Âge de conte de fées, et qui fait irruption dans la vie d’un procureur de justice. »
Il se peut bien que, comme le note Isabelle Barbéris, que la pièce « ne parvien[ne] pas aux fines analyses de dilemmes moraux que Frisch réussit à mener dans ses autres pièces », mais c’est cela justement qui me donne envie d’y aller voir…
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Le théâtre de Max Frisch est un petit livre roboratif qui donne envie de réellement découvrir Frisch, écrivain de théâtre curieux de la scène et de ce qui s’y élabore. En creux, il ouvre de nombreuses pistes quant à un théâtre résolument contemporain et le moins idéologique possible, à la recherche donc de l’antidote qui tue aujourd’hui le théâtre, du moins en France.
Il faut donc ici laisser conclure Max Frisch lui-même, n’hésitant pas à dire, en se plaisantant en surplus, sa vérité de dramaturge libre dans le programme des représentations du Comte d’Öderland :
« “L’auteur n’est pas tenu de comprendre sa propre œuvre”, écrit Theodor W. Adorno dans un article sur Kafka. Je sais en tout cas qu’en ce qui me concerne, une idée n’a jamais été à l’origine d’une œuvre : dès que je sais ce que je veux, je sais aussi que je ne le peux pas, et l’affaire est réglée. Je ne m’en tire que par la ruse : j’attends (et cela peut durer des mois ou des années) l’heure bénie où je ne me prendrai pas au sérieux, c’est-à-dire où je n’aurais pas à justifier d’éventuelles inspirations dans tel ou tel programme de théâtre. »
À bon entendeur, salut !
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Isabelle Barbéris, Le théâtre de Max Frisch, collection « Le théâtre de », éditions Ides et Calendes, 2020, 116 p., 10 €
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