Sylvie Brodziak : “Dans l’acte de création artistique, le handicap oblige à se dépasser”
La place du handicap dans le spectacle vivant demeure une question en débat, les mentalités peinant toujours à changer. « Il me semble que l’on n’avance pas vraiment vers l’inclusion et dans le partage », constate pour sa part l’universitaire Sylvie Brodziak, qui interviendra prochainement lors du colloque organisé par le festival IMAGO. Rencontre.
Docteure en Histoire du XIXe siècle, Docteure en Langue et Littérature Françaises, spécialiste de Clemenceau écrivain, Sylvie Brodziak est professeure des universités en Littérature française et francophone et Histoire des idées à CY Cergy Paris université. Elle s’intéresse notamment depuis de nombreuses années aux groupes et individus souvent placés en marge la société, ce qui l’a naturellement conduit à des recherches sur les personnes porteuses de handicap.
Elle interviendra le 3 décembre prochain au colloque organisé par le festival IMAGO, au théâtre 95 de Cergy, sur le thème : « Le handicap dans le processus de création artistique : enjeux esthétiques et politiques. »
Entretien.
Comment l’historienne et la littéraire que vous êtes s’est-elle intéressée aux personnes porteuses d’un handicap ?
Au départ, ce n’est pas l’intellectuelle qui s’est intéressée, mais la femme tout simplement. Ensuite, mes recherches portent sur les marginaux, les sans-voix, les vaincus, « ceux d’en bas », donc les personnes handicapées, modèles des laissés pour compte.
Quelle est l’histoire des rapports entre l’art – en général, puis plus spécifiquement le spectacle vivant – et le handicap ?
Je suis une littéraire et je travaille avant tout sur tous les imaginaires. La littérature est l’art d’écrire des récits, et certains peuvent être déclinés sous différentes formes : le spectacle vivant polymorphe en est une. De plus, le spectacle vivant permet de briser les codes et de refuser l’académique, terriblement commun et castrateur bien souvent. Le spectacle vivant donne une grande liberté à l’expression du corps : la communication est sensitive, charnelle, donc on peut ne pas avoir de mots. On peut franchir le quatrième mur de façon tactile, auditive, olfactive, bref de manière fort différente. Bien entendu, il faut que l’autre – le spectateur – accepte de voir, d’entendre, de se comporter différemment, accepte la rencontre.
Pour en venir plus spécifiquement à la situation actuelle : quelles évolutions observez-vous aujourd’hui entre le spectacle vivant et le handicap ?
Il me semble que l’on n’avance pas vraiment vers l’inclusion et dans le partage. Je ne peux parler que du côté des spectateurs, du côté du public. En fait, les spectateurs se divisent en communautés. La première, la plus petite, est celle de ceux qui ne font pas de différence et qui vont avant tout au spectacle ; la seconde est celle de ceux qui choisissent volontairement le spectacle où jouent des personnes handicapées : un geste militant en quelque sorte ; et puis la dernière est celle de ceux qui ont peur, qui détournent le regard et passent leur chemin.
Le 3 décembre prochain, vous participerez au colloque du festival IMAGO sur « le handicap dans le processus de création artistique : enjeux esthétiques et politiques ». Quelle est selon vous la spécificité du handicap dans l’acte de création artistique ?
Dans l’acte de création artistique, le handicap oblige à se dépasser… Cela est valable pour celui qui joue et celui qui regarde. Le handicap dans la création artistique est fécond pour tous et toutes car il bouscule les certitudes, refuse les normes, admet la fantaisie, voire la folie, et revitalise le spectacle vivant.
En quoi cette problématique compte-t-elle un enjeu politique, au-delà de la seule reconnaissance d’une minorité marginalisée ?
L’enjeu éminemment politique est de faire que l’autre puisse vivre avec sa vulnérabilité au sein de la société. Organiser ce type de colloque, c’est questionner chacun et chacune d’entre nous et tenter de le faire agir. Par exemple, exiger que tous les spectacles soient accessibles à toutes les personnes handicapées, quelle que soit la forme du handicap. C’est donc faire de nous des citoyens et des citoyennes responsables et solidaires, capables d’exiger l’égalité réelle des droits et de demander des comptes au pouvoir.
Votre intervention au colloque porte plus spécifiquement sur la relation entre le Prix Nobel de littérature Kenzaburo Oé et son fils Hikari, enfant handicapé. En quoi éclaire-t-elle cet acte de création artistique dont nous venons de parler ?
Atteint d’un grave handicap mental, Hikari Oê entre en relation avec le monde et les autres par la musique. Son père Kenzaburô, en écoutant sa création, fait connaissance avec son fils et, dans ses romans, livre son univers pour nous aider à mieux supporter le nôtre. Grâce aux personnages qu’incarne Hikari, Oê vit ce qu’il nomme lui-même, dans Notes de Hiroshima, « le pouvoir curateur de l’art ».
Propos recueillis Pierre GELIN-MONASTIER
En savoir plus : festival IMAGO