“Fille” de Camille Laurens : naissance et affirmation de la féminité
Pour cette rentrée littéraire, l’auteure de Dans ces bras-là, de Romance, de Philippe ou de Celle que vous croyez, propose avec son nouveau roman, Fille, une interrogation sur la construction de la féminité, sur la différence entre les garçons et les filles, sur les étapes qui jalonnent la vie d’une femme : bouleversant…
« C’est une fille » : ainsi commence le nouveau roman de Camille Laurens. « C’est merveilleux une fille » : ainsi se termine-t-il. Entre ces deux phrases, l’auteure ne cesse de s’interroger sur ce terme de « fille » et sur ce qu’il implique.
C’est « bien » une fille ?
La première question qu’elle se (nous ?) pose est liée à sa propre naissance et à la déception de son papa face à son arrivée, après sa sœur : une deuxième fille ! Est-ce donc une malédiction de n’avoir que des filles, comme les parents de l’auteure ? C’est en tout cas ce que sous-entend la réponse que le père fait à une question qui lui est posée lors du recensement de 1964 : « Vous avez des enfants ? » – « Non, j’ai deux filles ! ». Première constatation : une fille ne peut être « comptabilisée » comme pourrait l’être un garçon ; une fille, ça ne compte pas vraiment !
Cette idée semble confirmée par la langue française, puisqu’il n’existe qu’un seul mot pour évoquer le sexe et la filiation – on est une fille et on est la fille de ses parents – tandis que deux mots distincts existent pour le sexe masculin : on est un garçon et on est le fils de ses parents. L’infériorité du sexe féminin est ancrée dans la langue. Tellement ancrée que le terme peut avoir des connotations péjoratives. En effet, outre le sexe et la filiation, le terme de « fille » peut également évoquer « la femme non mariée » ou « la prostituée ». D’autres expressions insistent aussi sur la supériorité du sexe masculin ; par exemple, « on dit : “Sois un homme”. On ne dit jamais : “Sois une femme”. » Lors d’un rendez-vous chez un psychanalyste, la narratrice, venue consulter pour sa fille qu’elle pense manquer de féminité, s’entend répondre : « Un garçon manqué, c’est une fille à qui il a manqué la liberté d’être un garçon. Ne pas être libre, c’est ça la souffrance d’une fille. »
Mais alors, finalement, quelle est la différence entre les garçons et les filles, se demande l’auteure qui se sent justement « garçon » parfois, « pas exactement pareille, mais pas différente, à part le rose et les robes » ? Certes, les garçons agissent différemment : « Ils font les malins, bougent beaucoup, rient fort. Mais moi, tout ce que fait un garçon, à part pipi debout (et encore), je peux le faire. C’est juste que je n’ai pas envie. »
Pourtant, les filles sont parfois confrontées à des épisodes violents, injustes et cruels. Un vieil oncle lubrique se chargera de prouver à la fille en construction que les hommes prennent parfois ce qu’ils désirent sans demander et que les autres femmes se taisent, posent un regard suspicieux sur la victime, minimisent le geste et créent ainsi une fêlure indélébile.
En somme, c’est facile d’être une fille, il suffit d’obéir aux garçons et aux hommes. Ceci est d’ailleurs inscrit dans le corps de chacune grâce au retour mensuel des pertes de sang. C’est ce que résume le père dans une formulation dont il a le secret : « Il suffit d’être sages et d’obéir à votre père. Les filles ont leurs règles et elles suivent les règles, c’est tout. » Oui, c’est facile d’être une fille, il suffit de se taire. Pourtant, la découverte du sexe opposé à l’adolescence fait émerger une complication : comment faire pour séduire un garçon si on ne met pas de vernis à ongles, ni de maquillage ? Que font les garçons pour séduire les filles ? « Ils ont le droit d’être eux-mêmes, ils ne doutent pas d’être aimés pour eux-mêmes, sans artifices. » Tout n’est pas si simple alors… D’ailleurs, le garçon est vite montré comme LA solution à tout, même – et surtout – aux problèmes de couple. Lorsque la mère confie à sa fille avoir des incompréhensions avec son mari, elle déclare ainsi : « Parfois je me dis que tout aurait été plus simple si j’avais eu un garçon. Ton père aurait été tellement content, tellement… Peut-être qu’il m’aurait plus aimée, avec un garçon. Sûrement. »
La féminité en question au fil des générations
Ce qui est intéressant également dans ce roman, c’est la mise en miroir de ce questionnement autour de la fille, de la femme de la narratrice – pendant de l’auteure, âgée d’environ soixante ans – et de sa fille de dix-sept ans. Alors qu’elles évoquent ensemble la question de la peur, la jeune fille met l’accent sur un point fondamental. Certes, les hommes aussi ressentent des craintes, des peurs, mais elles sont d’un tout autre ordre. On apprend aux petites filles et aux jeunes filles à se méfier, à acquérir certains gestes de défense, « au cas où », rarement aux garçons. « La différence, maman, entre hommes et femmes, tu vois, c’est que les hommes ont peur pour leur honneur, tandis que les femmes, c’est pour leur vie. Le ridicule ne tue pas, la violence, si », explique la jeune fille, résumant ainsi une des problématiques fondamentales du roman.
La force de ce livre réside dans sa tendresse. La tendresse que Camille Laurens, indépendamment des épreuves qu’elle a rencontrées et surmontées – le roman est cette fois encore à classer du côté de « l’autofiction » – éprouve à l’égard de la vie, de sa mère, de ce père avec ses maladresses et ses blagues douteuses, et de sa fille, la jolie Alice, avec son prénom emprunté à Lewis Caroll.
Si l’ombre de Simone de Beauvoir et de son essai, Le Deuxième sexe, plane, l’auteure la cite une fois en donnant une définition négative de la fille – on est une fille par défaut –, on ne ressent jamais au fil des pages de revendications plus ou moins agressives, ou de critiques stériles à l’égard des garçons et des hommes. Il s’agit au contraire d’une interrogation autour de ce qui constitue la naissance et l’affirmation de la féminité et de ce que chacune d’entre nous, les femmes, pouvons transmettre à nos filles : un roman nécessaire et lumineux pour cette rentrée littéraire…
Camille Laurens, Fille, Gallimard, 2020, 226 p., 19,50 €
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