20 juillet 1791 : la commande suprême
Instant classique – 20 juillet 1791… 229 ans jour pour jour. Ce jour-là – du moins on pense que c’est ce jour là – Mozart, qui se trouve dans la plus grande précarité, reçoit une lettre portée par un messager. La lettre n’est pas signée. S’adressant à Mozart en termes élogieux, elle lui demande s’il pourrait réaliser une grande messe pour les morts, le prix qu’il en demanderait et le temps qu’il lui faudrait pour la composer.
Comme à son habitude, Wolfgang Amadeus Mozart en parle à Constance, sa femme. Il lui dit qu’il aimerait bien s’essayer à ce genre si particulier et elle lui conseille d’accepter. Mozart répond donc au commanditaire via le messager qui attend, qu’il acceptait. On ne connaît pas précisément la somme demandée, mais on peut imaginer que, vu la situation matérielle et l’état d’épuisement dans lesquels le compositeur se trouve, il a dû en demander un bon prix.
Ainsi naît le Requiem en ré mineur, qui sera la dernière œuvre – inachevée – de son auteur et sans doute l’un des plus grands chefs d’œuvre de l’histoire de la musique. Il n’y a plus guère de mystère aujourd’hui, malgré la tonitruante dramatisation qu’en fera Milos Forman dans son Amadeus. Le mystérieux messager est en fait l’intendant du comte de Walsegg, aristocrate mélomane, qui voulait une messe des morts à la mémoire de sa femme. Deux hypothèses demeurent : soit il voulait la laisser anonyme pour que ses amis en devinent eux-mêmes l’auteur ; soit, comme cela se pratiquait alors beaucoup, pour s’en attribuer la paternité. En effet, devant notaire, Mozart doit s’engager à remettre le manuscrit autographe sans en garder copie… On frémit à l’idée qu’on aurait pu perdre un tel manuscrit.
On connaît la suite. Mozart, à bout de forces, se lance dans la composition car il sent que c’est la dernière. Il pense la finir en 1792, mais il meurt le 5 décembre 1791 et il est très émouvant de voir cette dernière page de sa main, presque vide, avec quelques mesures seulement. Il réalisera entièrement lui-même l’Introït et le Kyrie. Du Dies Irae au Confutatis, une bonne partie est bien de lui, et il laissera des indications très précises (parties vocales, basses…), il esquisse le Lacrimosa (huit premières mesures) et donne des instructions à ses élèves Eybler (le meilleur, mais qui ne prendra pas le temps de s’en occuper) puis Franz Xaver Süssmayr (le moins bon) pour la suite. Ce dernier fera de son mieux et on ne peut qu’imaginer ce qu’un génie absolu comme Mozart, que le maigre talent de Süssmayr ne pouvait évidemment pas approcher, aurait pu donner. Bien des versions ont suivi, avec des aménagements deci- delà, mais la plus connue est bien celle achevée à la demande de Constance par Süssmayr et c’est pourtant bien elle qui est entrée dans la légende.
En juillet 1988, Leonard Bernstein enregistre en public, dans la majestueuse basilique Sainte-Marie de Dießen am Ammersee, en Bavière, ce Requiem dans le version de Süssmayr. Comme le comte de Walsegg, il le dirige à la mémoire de sa femme, l’actrice Felicia Montalegre, disparue dix ans auparavant et qu’il avait quittée peu avant alors qu’elle était malade, ce dont il ne se pardonnera jamais. J’ai choisi le moment précis du Requiem où on bascule entre ce qui est de la main de Mozart, à peu près totalement (Confutatis), dans ce qu’il a laissé et qui sera complété (Lacrimosa). Et comme par hasard, c’est aussi ce moment précis qui, lorsque je l’ai entendu dans le film de Forman – notamment le Confutatis – m’a foudroyé tout net et m’a ouvert toutes grandes les portes du monde de la musique dite classique que j’ai depuis refermées derrière moi. C’était à l’été 1994 et je m’en souviens comme si c’était hier.