Pyrotechnie du Verbe — II

Pyrotechnie du Verbe — II
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Par ces temps de pandémie et de confinement où le monde entier semble enfin prendre pour guide le titre même de cette chronique, il nous a semblé bienvenu, à l’occasion de la publication chez Voleur de Feu de ses Méditations pyrotechniques, d’entamer avec Lionel-Édouard Martin, poète, romancier, traducteur une libre conversation autour, dirais-je unilatéralement, de : la poésie, son métier et ses contrefaçons, dont voici, donc, la deuxième partie.

Restez chez vous
.

PA. —  « Sens et rythme inextricablement, continument liés, l’un résultant de l’autre et réciproquement : c’est là la clé (pas le secret : il n’y en a pas…) de ma poésie », écriviez-vous, cher Lionel-Édouard Martin, la quinzaine dernière.

Voilà qui est très clair, facile à vérifier aussi, et qui ne s’applique pas seulement au vers, libre ou non. Si j’ouvre au hasard, ou presque, Brueghel en mes domaines, recueil de « petites proses sur fond de lieux » par lequel j’ai en 2011 pour la première fois fréquenté votre œuvre, et donne à lire simplement une phrase, celle ouvrant la dernière prose de la section « Enfance », il semble que cela saute à l’oreille, non moins qu’aux yeux, sinon pas ceux physiques, ceux auxquels ouvre l’inextricable lien du sens et du rythme. :

Les pains de savon de Marseille séchaient cubiques sur les étagères de la cave à mazout.

L’œil écoute, dirait Claudel.

Ce lien du sens et du rythme n’est cependant pas identique toujours, il me semble même receler une part immense de jeu, de latitude ; et que, par exemple, le sens nous parvient moins immédiatement dans les treizains baroques des Médiations pyrotechniques que dans la phrase citée au-dessus. Latitude du sens et longitude du rythme, dirais-je pour rire, donnent du poème les coordonnées. Ça joue. Certains climats nous conviennent mieux que d’autres.

La traduction est une autre de vos activités où se rencontre encore ce lien inextricable. Et le non-germaniste que je suis, mais néanmoins lecteur occasionnel de Rilke, s’est d’abord trouvé fort surpris par votre traduction des Poèmes nouveaux, première puis seconde parties. Je connaissais seulement ces poèmes dans les traductions, respectivement, de Lorand Gaspar et Jacques Legrand, lesquelles m’avaient en quelque sorte toujours fait lire Rilke comme s’il était une manière de poète contemporain français affranchi de toute règle prosodique clairement identifiable. Il n’en est rien.

Et je voudrais donner à lire simplement, le premier quatrain et le premier vers du second du premier poème (Apollon ancien pour Gaspar, Apollon jeune pour vous, ce qui n’est déjà pas sans un écart immense) de la première partie des Poèmes nouveaux.

D’abord dans celle de Gaspar :

Comme un matin, parfois, au cœur du printemps,
transparaît entre les branchages nus,
ainsi dans son buste il n’est rien
qui adoucirait l’éclat

presque fatal pour nous de tout poème ;

Maintenant dans la vôtre :

Comme au travers, souvent, de la ramure encore
sans verdure, un matin transparaît, déjà tout
relevant du printemps : il n’y a, dans sa tête,
rien qui puisse empêcher que par sa fulgurance

tout poème nous touche à coups presque mortels ;

LEM. — La traduction littéraire, c’est un truisme que de le dire, est toujours une prise de position sur la langue, et une prise de position relative à une époque : ce qu’ont pu faire Lorand Gaspar et Jacques Legrand dans les années 1970 me semble porter l’empreinte évidente (je pourrais dire : l’idéologie poétique) de ces mêmes années où tout vers (c’était le temps du règne de Tel Quel) se devait d’être abrupt un tantinet, plus âpre que rond dans la bouche. Quand on lit Rilke en allemand, ce qui saute à l’oreille autant qu’aux yeux, c’est son relatif classicisme plutôt respectueux de la métrique allemande traditionnelle : c’en est même singulier puisqu’il écrit au tout début du vingtième siècle et, pour les Poèmes nouveaux, principalement à Paris, dans un contexte artistique et poétique, donc, en pleine révolution, qu’il est ami avec le bien peu académique Auguste Rodin dont les écrits lui inspireront le concept de « poème-chose » où il situe son originalité, non de forme, mais de fond. Dès lors que son vers le plus usuel est celui qui correspond, peu ou prou, à notre alexandrin, j’ai pris le parti de traduire ce vers en alexandrins (c’est du reste aussi l’option de ses traducteurs dans la collection de la Pléiade), sans toutefois rimer les poèmes, vu l’énormité de la tâche. J’ai suivi ce même principe, qui relève de l’intime conviction, dans ma traduction, parue aussi chez publie.net, des Sonnets à Orphée : mais, l’œuvre se limitant à 55 sonnets, j’ai rimé les sonnets français en suivant scrupuleusement le dispositif rimique, parfois singulier, de Rilke, pour tâcher d’être au plus près, rythmiquement parlant, de l’original.

Qu’on ne s’y méprenne pas : ce faisant, je n’innove en rien, je ne fais que suivre la longue tradition, qu’épouser le savoir-faire des poètes français traduisant les poètes étrangers, parmi lesquels je pourrais citer Leconte de L’Isle, Paul Valéry (merveilleux traducteur des Bucoliques de Virgile) ou encore Pierre Jean Jouve. Certes, ces contraintes de forme peuvent entraîner, chez certains, leur lot d’infidélité assumée (on voit cela parfois chez les traducteurs-versificateurs laborieux du dix-huitième siècle) : mais, dès lors qu’on maîtrise l’outil poétique, il me semble qu’on peut parvenir à ce qu’on appelle en musique une transposition, c’est-à-dire le fait de passer d’une tessiture à une autre (et donc, en l’occurrence, d’une langue à une autre) sans que la mélodie en soit changée – elle ne sera que plus haute ou plus basse.

Je parle bien d’outil poétique : pour traduire des vers étrangers, il faut savoir comment en français le vers se construit, c’est une technique à maîtriser, exactement comme pour faire, quand on est menuisier, par exemple une fenêtre ou une porte, quand on est boucher pour démonter un paleron ou parer un gigot. Rimbaud, comme du reste Baudelaire, a appris la métrique française en forgeant des vers latins qui valent ce qu’ils valent : peut-être pas grand-chose, mais il faut croire que c’est une bonne école, un bon apprentissage, si on se fie aux résultats. Certains poètes contemporains qui se vantent de ne pas savoir scander un alexandrin me font sortir de mes gonds, voire un peu braire (je ne m’appelle pas Martin pour rien). Je ne dis pas qu’il faille de nos jours écrire en alexandrins : mais qu’on sache ce que c’est, ce que cela implique rythmiquement, j’allais écrire « physiquement », me paraît fondamental – cela fait partie du métier.

PA. —  La comparaison de la chose poétique à de nobles métiers de l’artisanat, comme sans doute l’idée même qu’il y ait un métier à acquérir et des outils à maîtriser, ce qui n’impose pas qu’on ait chaque fois l’usage de tous, paraîtront peut-être étonnantes, voire repoussantes, à quelques-uns de nos contemporains élevés à la magie et auxquels spontanéité, sincérité, narcissisme imbittable et philosophie de management semblent l’alpha et l’oméga du gribouillage tronçonné… J’ajouterai encore que les règles de la prosodie, pour n’être pas très longues à acquérir, comme celles d’ailleurs d’autres jeux ou sports, football ou échecs, ne garantiront pas non plus la qualité de l’œuvre ; rien d’ailleurs ne me la semble garantir, pas même, si nécessaires également soient-elles, une régularité de pratique et la fréquentation des maîtres. Sans doute peut-il suffire de prendre un grand plaisir d’ouvrager du mieux qu’on peut telle pièce…

Il faut dire que l’aplatissement de la langue, sa désaccentuation presque complète, comme un certain nombre de manquements de première importance dans l’enseignement le plus commun n’ont paradoxalement rien fait pour dissuader les plus farfelues prétentions ; et les ont même encouragées. Il me semble d’ailleurs qu’il faut regarder, pour prendre la mesure ordinaire de cet effondrement, non pas le niveau de langue des gens les plus simples ou les moins favorisés, car il est évident que l’on se moquera à bon prix de tel ou tel mauvais parler, de telle ou telle faute grossière, mais celui des gens aux sommets du pays et pour lesquels s’exprimer est partie intégrante du métier : nos gouvernants, par exemple, ou ce qu’on appelle des journalistes. Plus rien ici ne cache notre misère.

Pour illustrer cela, et puisqu’il est certainement plusieurs demeures dans la maison poétique, je vous dirai qu’un ami me faisait remarquer que nous étions quelques-uns, d’opinions politiques fort variées d’ailleurs, à connaître par cœur une ou plusieurs phrases, sinon l’intégralité, du discours de Malraux à l’occasion du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, et que nous ne sommes sans doute pas près de trouver mémorables et admirables quelque discours ou remarques fait par nos hommes d’État d’aujourd’hui. Car « Mangez des pommes ! », « Casse-toi pauv’ con » ou même, avec un poil moins de mauvaise foi, « Nous sommes en guerre », ce n’est tout de même pas :

« Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortège d’exaltation dans le soleil d’Afrique, entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. »

Mais c’est sur le par cœur, expression magnifique, surtout, que je veux revenir. Certains textes, avoués ou non poèmes, suscitent l’envie de les dire – ainsi que je disais de vos méditations pyrotechniques –, l’envie de les mâcher, articuler, rythmer, l’envie souvent aussi de les savoir, de les apprendre – qu’on le fasse ensuite ou non est une autre affaire, je pense. C’est peut-être une idée toute personnelle, et qui paraîtra peut-être idiote ou ringarde à d’aucuns, mais un poème qui ne me donne pas cette envie, quelque intellectuel intérêt qu’il puisse avoir par ailleurs, ne me paraît pas tout à fait un poème. Et s’il est quelques textes que je connais par cœur, s’il en est un plus grand nombre que je suis marri de ne pas connaître, il en est un nombre bien plus grand encore qui n’a pas suscité l’envie d’en articuler le quart de la moitié du commencement d’un vers.

LEM. — Je n’ai pas pris sans motif ma comparaison bouchère : démonter un paleron, parer un gigot, c’est en retirer tout ce qui est dur aux canines – tendons, aponévroses –, pour en permettre au mieux la mâche. Un poème, un discours bien faits, passent par la bouche (le « gueuloir », disait Flaubert), se mâchent, appellent la forte articulation soulignée par certaine lenteur – celle qui emphatise tels ou tels termes et facilite l’accès au sens.

C’est en cela que réside l’efficacité poétique et discursive : ce qui frappe l’oreille par son pouvoir d’évocation phonique frappe aussi les yeux, donne à voir, pour reprendre l’expression de Paul Éluard. C’est entre autres ce qui différencie le théâtre du cinéma : le théâtre bien compris n’a guère besoin que du langage pour s’exprimer et s’imprimer, du langage pris dans des corps qui parlent, sans décor, sans accessoire, sans rien d’autre qu’une langue puissamment mise en œuvre, travaillée pour un corps présent sur scène. Le poème, pareillement, se suffit à lui-même, s’il est bien fait, n’a pas besoin des oripeaux de l’image pour se montrer, de la musique pour se faire entendre – à moins qu’on en fasse une chanson, de l’opéra, ce qui est encore autre chose et ne manque pas de noblesse.

Le problème est peut-être – sans doute ? – que pour d’obscures raisons, notre monde, au demeurant très bavard, ne sait plus écouter, pas plus, en effet, qu’il ne sait articuler : l’oral est la partie molle de notre enseignement national, on a perdu depuis des lustres l’usage de la récitation (le mot, en latin, signifiant « lecture publique »). Pourtant, le poème classique, appris par cœur et récité devant ses condisciples en classe, bien mis en bouche par un professeur qualifié, présentait cet avantage d’apprendre à dire, à transmettre au moyen de la voix, par le respect des groupes rythmiques et des effets de sonorités – certains poèmes s’y prêtent admirablement : je pense en particulier à ceux, très sonores, de Du Bellay, appris dans mon enfance et que je garde encore précieusement en mémoire.

L’exercice peut sembler rhétorique et, de ce fait, pas assez brut de décoffrage pour ceux de nos contemporains épris d’un naturel rugueux où leur semble mieux s’exprimer la sincérité : c’est oublier que la rhétorique, bien comprise, bien assimilée, n’est pas de ces fleurs de Tarbes dont peuvent s’ornementer les discours clôturant les banquets des chasseurs mais un ensemble de techniques visant à rendre plus efficient ce langage qui nous est propre et naturel (tout le monde parle, sauf exceptions d’ordre pathologique) mais dont on peut, par le travail, améliorer sensiblement la portée. Oui, Malraux nous fait trembler, encore et toujours, comme tremblaient sans doute les Romains face au Thyeste de Sénèque : trembler de cette horreur qu’on qualifie de « sainte », de « religieuse » (tel ami me disait naguère que sa mère, presque centenaire, alzheimérienne, récitait dans ses moments lucides, des larmes pleins les yeux, des bribes du discours à Jean Moulin), tant par la puissance de son verbe que par la force rythmique de son élocution. En comparaison, tel discours présidentiel très récent, fort sur le fond comme dans la forme mais dit d’assez calamiteuse manière, mal articulé, sans réel respect de la prosodie, rate son effet, m’indispose et me paraît manquer de conviction (c’est cela, la rhétorique mal comprise et mal mise en œuvre : un cache-misère, une pompe à deux centimes). Imaginons plutôt Bossuet par les temps qui courent, ce qu’il en dirait et comment il le dirait : nous manquons d’énergie discursive, nous manquons, comme vous dites, d’un savoir-faire accentuel, la parole s’est faite plate autoroute quand il lui faudrait recouvrer le tracé des chemins de bocage, avec leurs montées, leurs descentes, leurs courbes, leurs méandres. On y va certes moins vite, mais le parcours épouse le paysage, on est vivant dans du vivant.

PA. —  Ces joyeuses digressions nous ont sans doute menés où, sans préalable concertation, nous devions aller !

Sans doute est-ce une banalité, sinon pas un cliché, quoi qu’un Claudel objecterait que l’ïambe fondamental – un temps faible, un temps fort –, pulsateur et pneumatique dispenserait de se couler dans des vers mesureurs, de dire que la règle ou la contrainte permet davantage de liberté ; et il se pourrait à ce compte que nombre de poètes à la tronçonneuse n’aiment pas tant la liberté qu’ils le croient : j’en vois passer pathétiquement des palanquées dont tout l’effort, réel sans doute, au nom de je ne sais quelles vérité ou sincérité, est mis tout à la fois à dire et à celer ce qu’on dit, à étaler une pourtant très banale intimité sans se faire impudique, ou à mettre à faux jour des secrets qu’on croit grands et qui souvent se trouvent exprimés plus clairement dans des ouvrages philosophiques ou théologiques, quand ce n’est pas dans le canard du coin ; cela se fait si souvent au prix du sacrifice, toujours ou presque impensé, de ce fil d’Ariane de la forme que l’on se demande si quelqu’un d’autre réellement que l’auteur – et encore, s’il ne s’est pas lui-même perdu aux méandres de son propre et personnel labyrinthe –, peut accéder à ce qui est si balourdement dit, enfin, peut-être dit. Poésie subjective horriblement fadasse, ramasserai-je en l’alexandrin qu’elle contient la célèbre phrase de Rimbaud à Izambard.

Il me semble pourtant qu’un poète ne se dit pas moins, et bien plus légèrement, étant toujours celui-là même qui écrit, en prenant un sujet à lui-même extérieur – un feu d’artifice, par exemple – qu’en exhibant au microscope, en ce tutoriel de gourou sans emploi que devient le poème, comment il se fait gicler le pus des points noirs de son âme – s’il en reste.

Car enfin, puisque je reviens à vos Méditations pyrotechniques, par lesquelles notre conversation s’est ouverte, et à leur sujet que j’avais dit d’allure léger – ce qui ne s’oppose en rien à quelque profondeur justement qui ne soit pas pesante –, qui ne lirait, dans la 5, ce que je dirais ainsi, talion léger : feu d’artifice pour feu d’artifice ?

Anémone de mer : pompant la nuit du même
mouvement continu : serre & desserre un muscle :
chair jamais lasse & quand cela s’achève
il y a cette mort au terme de l’éclair :
       tienne aussi quand ton cœur ne bat plus :

anémone est ton cœur issu de ta poitrine
& de ton sang marin pour fuser courtement
dans le noir & flanquer de battements fugaces
cet espace où décline à peine quelque étoile
       le temps que vive & meure un cœur :
       une anémone : & la comète même
            est d’un feu plus pérenne
que ces deux contractions : brûlots brefs ; étincelles.

 

LEM. — Claudel avait, autant que de la physiologie humaine (qui n’est pas la mauvaise référence), repris du latin et du grec son concept d’ïambe fondamental – c’est le « pied » basique qu’on trouve dans presque toutes les combinaisons métriques du vers antique. Le problème que cela pose, c’est que le français ne comporte pas, comme on sait, d’accentuation de mots, l’accent se portant dans la langue contemporaine sur la dernière syllabe d’un groupe de mots (ce qui, d’ailleurs, le met en accord avec le sens, et rend accessoirement le français difficile à manier comme langue d’opéra). Au XVIe siècle, Baïf s’était lui aussi risqué à transposer la métrique des Anciens en français : à relire ses tentatives, on ne peut pas dire que les résultats soient convaincants. Mais, au-delà de ces considérations historiques, on perçoit bien ce que Claudel veut dire, je crois, si on prend juste un court extrait des Cinq Grandes Odes, comme, au début de la première, l’évocation de la Sibylle :

Mais cette grosse flûte toute entrouée de bouches à tes doigts indique assez
Que tu n’as plus besoin de la joindre au souffle qui t’emplit
Et qui vient de te mettre, ô vierge, debout !

où les accents rythmiques intrinsèques à la langue littéralement entraînés par la course de la syntaxe et par la coupe des versets s’accompagnent d’un second rythme marqué, lui, par les sonorités et l’articulation physique, arrondie, des voyelles. Ce faisant, Claudel abandonne un modèle, celui de « Paul il nous faut partir pour un départ plus beau » et en fonde un nouveau, reposant, différemment mais toujours, sur le rythme – on n’en sort décidément pas ! Et on voit bien que sous cette apparente émancipation formelle ce sont, qui émergent, de nouvelles règles, de nouvelles régularités.

Pour dire quoi ? Je reviendrai volontiers à Rilke et à la rupture qu’il introduit, vers 1900, avec sa production poétique antérieure plus intimiste – très à la façon, d’ailleurs, de certaine poésie française de la fin du XIXe siècle. Rilke se pose la question du sujet, du thème, à laquelle il répond par le concept de « poème-chose » dont j’ai déjà parlé, dans lequel le poème, en la décrivant, crée la chose qu’il décrit, comme si le langage se moulait sur l’objet, comme s’il en épousait les formes – on peut penser à Ponge, quoique les résultats soient très différents. Poésie tout extérieure, donc, où le « je » ne s’implique que du fait qu’il voit et que dans ce qu’il voit, sans autre subjectivité que d’être un œil, un objectif – et une oreille, puisque si « l’œil écoute », l’oreille n’est pas sans voir…

Pour en revenir à moi et peut-être à nos moutons : que voudrait-on que je dise, dans mes poèmes, de ma vie, de mes affects de vieux bonhomme (63 ans, marié, deux enfants, titulaire du permis de conduire), de ces je-ne-sais-quoi censés me constituer ? Je suis d’une plutôt grande constance de caractère, je mène une existence quasi kantienne, réglée comme du papier à musique, je sors peu si ce n’est pour l’indispensable, je lis, j’écris, je fais la cuisine (comme du reste cet autre poète, le regretté Antoine Émaz) : on doit pouvoir, sur la base expérientielle de cette intéressante tambouille quotidienne, gribouiller, en période de confinement, des épigrammes sans autre prétention que de faire rire et d’occuper l’esprit. Le reste, de peut-être plus d’importance, est à chercher ailleurs que dans le frichti journalier : dans le regard qu’on porte et pose sur le monde souvent le plus proche, celui de l’entourage, et qu’on transforme, par le langage orchestré, en poème, qu’il en aille de vers ou de prose. C’est là, entre deux casseroles et le rôtissage de pommes-de-terre, possiblement l’essentiel de mon ordinaire : rythmer par le langage ce qui me passe par les yeux, lui trouver dans la langue des correspondances phonétiques ; ou, peut-être mieux que des correspondances de trop baudelairienne résonance : des accointances, ces « liaisons entre deux personnes de sexe différent », comme dit le dictionnaire – en l’occurrence, parlons plutôt de « mondes différents » réunis dans un même vers par des affinités sonores.

Ça me met de la musique dans la tête, et des images.
Ça m’économise un abonnement à Netflix.
Et je reste chez moi…

Pascal ADAM

Références :
– Méditations pyrotechniques, Lionel-Edouard Martin, Véronique Lafont, chez Voleur de Feu, 2019
Brueghel en mes domaines, Lionel-Edouard Martin, chez Le Vampire actif, 2011
Poèmes nouveaux, partie I, Rainer Maria Rilke, traduction de Lionel-Edouard Martin, chez Publie.net, 2018
Poèmes nouveaux, partie II, Rainer Maria Rilke, traduction de Lionel-Edouard Martin, chez Publie.net, 2019
Sonnets à Orphée, Rainer Maria Rilke, traduction de Lionel-Edouard Martin, chez Publie.net, 2019

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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.



 

 

 

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