Le Channel à Calais, une institution de feu à taille humaine
Les Feux d’hiver, événement bisannuel, se sont déroulés du vendredi 27 au mardi 31 décembre 2019, l’occasion pour Profession Spectacle d’explorer le Channel – scène nationale de Calais. Cette manifestation est le reflet d’un puissant travail de programmation et d’ancrage sur le territoire de la part de l’équipe du Channel, afin que ces anciens abattoirs deviennent un chaleureux lieu de vie et de culture.
Le fonctionnement, la politique culturelle et la programmation éclectique de cette institution sont un bel exemple d’une ligne artistique généreuse et ouverte. Le public répond d’ailleurs clairement présent si l’on en croit la forte fréquentation du lieu lors des Feux d’hiver. Il semble important, dans le contexte actuel, d’en relever les spécificités. Des éléments de compréhension se trouvent dans l’histoire du Channel, dans la réhabilitation d’un lieu – les abattoirs de la ville de Calais – et dans les liens tissés avec des équipes artistiques qui œuvrent pour proposer des spectacles exigeants et accessibles. En toile de fond, surgit finalement un projet sur le temps long, sans cesse en mouvement et fondé sur la confiance.
À la recherche d’un lieu de possibles
À sa création, le Channel ne disposait pas d’un lieu propre, si ce n’est une pièce de vingt mètres carrés. Après quelques tentatives pour récupérer le théâtre municipal peu exploité, la rencontre avec les anciens abattoirs de la ville s’opère en 1994, à l’occasion de l’inauguration du tunnel sous la Manche. L’équipe les réquisitionne alors presque clandestinement pour préparer la manifestation qu’elle organise dans les rues de Calais. D’un quasi-squat provisoire jusqu’à l’accord d’occupation avec la mairie en 2000 et la réhabilitation du lieu à partir de 2006, le développement du Channel tel qu’il existe aujourd’hui a ainsi été un long processus.
Ce temps passé sans lieu a-t-il dès lors permis aux réflexions et aux rêves de grandir ? Francis Peduzzi, directeur du Channel, l’affirme dès 2008 dans Le Channel*, ouvrage d’Anne-Marie Fèvre publié aux éditions Actes Sud : « Nous ne parlons déjà plus de théâtre pour ce que nous construisons, mais d’un lieu où la vie déborde, où les gens sont à la fête, où l’imaginaire des artistes qui écrivent avec nous des pages indélébiles dans la mémoire des gens puisera à l’infini. » Entrer dans le Channel en 2019, c’est effectivement pénétrer dans un lieu de vie. Lors des Feux d’hiver, tous les espaces sont occupés, visités, traversés ou l’objet de déambulations. L’endroit grouille de vie. Les discussions résonnent aussi bien entre spectateurs qu’avec les artistes ou les organisateurs. Rendre un tel lieu vivant n’est pas ici une simple promesse ou une volonté de façade, c’est une réalité ; tout un chacun y prend part, y trouve son espace et sa place.
Cette réussite tient notamment à la lente réappropriation architecturale des abattoirs. L’élaboration et la construction des différents espaces s’est faite par étape, collectivement, avec la collaboration de plusieurs architectes tels que Loïc Julienne et Patrick Bouchain ; ce dernier œuvre à la réhabilitation « finale » à partir de 2006, dans une optique de conservation du patrimoine industriel et d’invention culturelle. Pendant les temps de travaux, le lieu n’a pas cessé de vivre, accueillant régulièrement du public, ce que les architectes voient et comprennent, jusqu’à adapter leurs démarches : « Laisser parler le site, regarder vivre le Channel au quotidien pour aborder le programme. »
C’est finalement une grande histoire d’écoute et d’attention au lieu, ainsi qu’à l’énergie de ces habitants, qui apparaît dans ce processus. Elle semble être la clef de ce succès : les espaces émerveillent – sans intimider – par leur esthétique, les matières s’inscrivent dans un paysage industriel tandis que la variation des lieux permet de s’adapter aux besoins de spectacles hybrides et pluridisciplinaires, mais aussi d’insuffler des élans pour la création et la recherche.
Une programmation largement accessible et exigeante
Francis Peduzzi définit son approche par une métaphore de la vie quotidienne : « Programmer, c’est comme inviter des gens chez soi, on ne fait pas n’importe quoi avec la nourriture. »
L’exigence d’ouverture et de découverte de cette programmation des Feux d’hiver nous semble exemplaire ; les nombreux retours positifs parmi les spectateurs et spectatrices présents s’en font l’écho.
La programmation est malicieusement dosée entre des spectacles grand public, d’autres plus intimes, et de grands moments de réunion comme le sublime et poétique théâtre de feu, une rêverie pyrotechnique et musicale du Groupe F.
La programmation est éclectique, tels les Gandini Juggling qui proposent Smashed, un réjouissant hommage à Pina Bausch, entre jonglage et danse. Inventifs et survoltés, ils offrent un spectacle à l’humour grinçant, d’une précision chorégraphique et visuelle rare, sur un fil tendu entre ordre et chaos. Ou encore les balades en bande dessinée qui sont une nouvelle expérience pour cette édition : le défi est finement relevé par une équipe de quatre comédiens et comédiennes complices du Channel. D’une mise en scène faisant la part belle aux images et aux personnages, les bulles de vie jaillissent sur le plateau comme sur la planche d’une bande dessinée.
La programmation se réfléchit avec les temps singuliers d’une journée. Le matin, la compagnie On Off réveille en douceur un public dans Roucoule Liverpool avec des chansons des Beatles revisitées a cappella. À la tombée de la nuit, le lieu est élevé par une balade poétique à travers les allées, grâce à une installation de feu. Le soir – tous les soirs pour la première fois cette année –, la grande halle accueille des concerts, comme la chorale féminine belge Fritüür à l’humour impertinent, léché et engagé.
« La programmation se fonde sur la connaissance des spectacles, confie Francis Peduzzi. Je ne programme pas sur un catalogue ni simplement des idées, mais je vais voir : j’ai besoin de sentir, pour proposer des spectacles dans une saison ou lors des Feux d’hiver. » La sensibilité et la cohérence artistiques sont ainsi entières, au service d’une programmation de plus de trente-cinq spectacles qui sont vus par plus de 20 000 spectateurs lors des Feux d’hiver.
Outre la confiance accordée à la programmation par les habitués, la politique tarifaire permet aussi d’inviter à la découverte de nouveaux spectateurs : coût unique de 3,50 €, gratuité pour de nombreux spectacles,, suppression des abonnements, tarif maximal de 7 €…
Les portes d’entrée de ces anciens abattoirs sont grandes ouvertes. Y mettre un pied, c’est déjà saisir l’ambiance particulière du Channel et peut-être finalement se rendre à un spectacle. Les salles ne désemplissent pas ; le chapiteau, où tous les spectacles sont gratuits, est à sa capacité maximale tout au long de la journée. Le désir de l’équipe est clairement de laisser le moins de personnes dehors ; la priorité est donnée au bien-être du public accueilli.
À l’épreuve du temps et de l’écoute
Que l’on observe la construction du lieu, cette finesse et ce soin apportés à sa réhabilitation ou encore la relation de confiance mise en place avec les Calaisiens et avec les équipes artistiques de tous horizons, le temps semble être l’un des facteurs ayant permis à cette institution d’être résolument vivante, habitée et investie. « Nous voulons nous hâter lentement », déclare d’ailleurs Francis Peduzzi dans l’ouvrage de 2008.
La programmation de l’édition 2019 des Feux d’hiver est à l’image d’une équipe à l’écoute constante de son public et qui explore constamment les multiples facettes de sa ligne artistique. Francis Peduzzi nous explique qu’après un concert ayant suscité une forte fréquentation d’un groupe pourtant inconnu à l’édition précédente, la décision fut prise de programmer des concerts chaque soir pour celle de 2019. Ce ne sont pas les chiffres et les effets de communication sur la fréquentation qui importent, mais les expériences et une véritable recherche de l’émerveillement permis par des spectacles vivants et humains.
Ce processus d’écoute de son environnement, du territoire et des habitants est à l’œuvre au Channel. Le schéma n’est pas à reproduire à l’identique, comme les chartes qui fleurissent actuellement autour des « tiers lieux », dictant par le haut et en peu de temps une manière d’investir des lieux en friche. Le Channel est davantage un exemple à observer et à comprendre, qui peut être inspirant pour tout professionnel désirant inscrire et partager dans la durée ses rêves artistiques.
Les politiques court-termistes de chiffres et de remplissage à tout prix sont à bout de souffle, tandis que les équipes en places sont souvent épuisées par cette course effrénée et par les changements constants de direction. Une autre vision de l’institution culturelle plus horizontale est possible. Le succès populaire et artistique du Channel en est probablement la preuve, créant un véritable écosystème qui se développe, se questionne, apprend et cherche collectivement.
* Anne-Marie Fèvre, Le Channel. Histoire de construire une scène nationale / Calais, Éditions Actes Sud, Coll. L’impensé, 2008, 128 p.
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ÉVÉNEMENT : FEUX D’HIVER
– Tous les deux ans fin décembre au Channel à Calais.
– Tous publics.
– Plus de 35 spectacles en 5 jours.
– 150 représentations.
– 180 artistes de toutes disciplines.
– 20 000 entrées sur l’ensemble de la manifestation.
Nouvel événement en 2020 : les dunes de miel, du 12 au 21 juin.
Crédits photographiques : Francois Van Heems