« Fugato » d’André Lorant : une composition artificielle et inaboutie
André Lorant, d’origine hongroise, s’est réfugié en France à la fin des années 50. Il y est devenu un éminent spécialiste de Balzac, dirigeant en particulier l’édition, dans la Bibliothèque de la Pléiade, de plusieurs des romans de la Comédie humaine. André Lorant est également traducteur de William Shakespeare (Hamlet) et passionné d’opéra.
C’est en cette dernière qualité qu’il nous livre un roman, plus précisément un « opéra-roman », ayant pour sujet la relation amoureuse entre un metteur en scène d’opéra « d’âge mur » et une jeune violoniste de quarante ans sa cadette.
Ayant surtout pour sujet, en réalité, les sentiments, émotions et conceptions amoureuses et lyriques de ce metteur en scène, derrière lequel l’on devine assez aisément l’auteur lui-même.
La langue est élégante, volontiers galante et suggestive, au service d’un érotisme qui se pare des vêtements de l’art lyrique et convoque maints auteurs classiques. Certains procédés narratifs sont intéressants. Mais l’ensemble révèle une composition artificielle et le narcissisme d’un personnage dont l’auteur, sauf dans un tardif sursaut, ne semble pas vouloir se détacher.
Une relation artificielle
Composition artificielle, donc, au regard de l’ambition de l’ouvrage qui se veut un « opéra-roman », son titre Fugato soulignant encore davantage la volonté de l’auteur de mêler en plusieurs voix la musique au roman, la composition à la narration, plus encore de les marier de telle sorte qu’ils ne fassent plus qu’un. Mais on est loin ici des œuvres poétiques ou théâtrales qui, telle la Todesfuge de Paul Celan (Pavot et mémoire) ou la conversation-sinfonietta de Jean Tardieu (La comédie du langage), ont su unir de manière harmonieuse la musique et les mots.
Et c’est plutôt un vêtement rapiécé que nous livre l’auteur en voulant à toutes forces établir des correspondances entre telle ou telle œuvre de l’art lyrique et telle ou telle des séquences de la relation amoureuse du metteur en scène, Carlo, avec sa maîtresse violoniste, Giovanna.
On ne voit au fond qu’une chose, c’est que ce Carlo, sous le regard complaisant de l’auteur, veut absolument faire entrer cette relation dans ses goûts musicaux, peut-être pour lui donner une intensité et une noblesse dont elle serait sinon dépourvue, peut-être pour parer d’or la triste réalité d’une banale relation amoureuse entre un homme âgé et une jeune femme, le premier y cherchant une réassurance pour sa virilité. Mais une telle relation, même sur fond de Mozart, Beethoven ou Bach (dont la Passion selon Saint Matthieu est convoquée lors des enlacements du couple), reste tristement banale.
Et l’on voit, d’abord, que l’opéra-roman est seulement le récit d’un metteur en scène d’opéra qui s’empare d’une personne pour tenter d’en faire un personnage, vaine entreprise dont il se rend compte dans les dernières lignes du roman : « une évidence s’imposa à son esprit : il devait se dégager de ces mythes animant les grands opéras qu’il mettait en scène, car ceux-ci influaient souvent, d’une manière décisive, sur ses sentiments et sa faculté de raisonnement. Sa bien-aimée n’était plus Eurydice et il n’était plus Orphée qui affrontait les Furies aux griffes d’acier ».
Des artifices à répétition
Le lecteur se dit : enfin ! Mais en veut d’autant plus à l’auteur de lui avoir infligé deux cent soixante pages de rapprochements artificiels, d’appariements contrefaits, de rapports stériles, guère convaincants, entre ses conceptions musicales et sa relation amoureuse.
L’on voit, ensuite, que le titre du livre est lui aussi artificiel car, des voix, dans cet opéra-roman, on en entend surtout une, celle du metteur en scène, celle de l’auteur, qui couvre toutes les autres, réduites à l’inconsistance ou au paysage. C’est ainsi que Giovanna, réduite à satisfaire et mettre en scène les fantasmes musicaux et érotiques de Carlo, semble bien transparente, bien peu crédible et, dirions-nous, négligée par l’auteur qui n’a d’yeux que pour (et par) le metteur en scène. Même les tentatives et pulsions suicidaires de la jeune femme semblent d’irréelles.
Artifice enfin dans la convocation de la religion. Car ce Carlo, qui a quitté sa femme (sous prétexte qu’elle « ne songeait qu’à conserver sa taille de guêpe » et à manger des produits biologiques sans goût, plutôt que le jambon de San Daniele, les raviolis, le parmesan et le risotto prisés du metteur en scène), ce Carlo donc, qui voudrait « être plus cynique » pour fuir « la culpabilité inspirée par la morale religieuse », aime à donner à ses amours une assise religieuse, assimilant à une liturgie son union avec sa maîtresse, faisant – en vain – appel au Cantique des cantiques lorsque celle-ci commence à le décevoir.
Prêtant enfin une oreille complaisante aux conceptions étranges d’un ami de Giovanna, Angelo, homosexuel mettant à disposition son appartement pour accueillir les ébats du couple, et qui se voit, en cela, comme saint Joseph consentant à ce que sa « sœur » Marie conçoive du Saint-Esprit !
Vaine convocation là encore. D’autant plus vaine qu’elle semble confondre stérilité et fécondité.
Un Narcisse d’opéra
C’est ainsi le narcissisme du metteur en scène qui domine le roman, un Narcisse qui se mire dans l’opéra, qui y réfracte tout le monde extérieur, l’essentiel de ses relations, en particulier celle avec sa jeune maîtresse. Il y a du Des Esseintes dans ce personnage.
On aurait souhaité de la part de l’auteur plus de distance et d’ironie vis-à-vis de ce metteur en scène, plus d’humour aussi : la moquerie aurait pu être tendre, qui aurait consisté à montrer à quel point la réalité déçoit – mais aussi surprend – l’amateur d’opéra. À quel point aussi le quotidien, les quintes de toux (reprochées à Giovonna pendant un concert du chœur du King’s College de Cambridge), les visages non fardés, la lassitude des étreintes, bref toutes les manifestations de la pauvreté, peuvent conduire ceux qui les acceptent sur la route d’un plus haut amour.
Mais ce metteur en scène n’a, face à lui, que lui-même : personne ne lui tient tête. Quand il assiste aux dernières heures et à l’inhumation d’Angelo, mort du sida, dans une scène qui recèle enfin un peu de chair et de gravité (on contemple le malade nourri par son ami qui, voyant le dessert dégoulinant de la commissure de ses lèvres, lui essuie patiemment la bouche avec la serviette qu’il avait nouée autour de son cou), alors qu’il espérait sortir de l’interminable et décevante relation entre le metteur en scène et la violoniste, le lecteur y est ramené par celui-ci et par l’auteur qui lui signalent que la couverture posée sur le corps du défunt « était celle qui avait abrité ses amours avec Giovanna ».
Histoire d’une déception
Le roman n’est certes pas sans qualités. On soulignera la qualité du style de l’auteur, dont la langue est élégante et juste, souvent euphonique. Il y a dans la phrase, souvent courte, un rythme, une allégresse qui convainquent et emportent. Le livre lui-même est élégant et la photographie de couverture (de Man Ray) particulièrement pertinente, qui montre une femme qui, comme la Giovanna du roman, est, au premier sens du terme, instrumentalisée.
Certains procédés narratifs sont en outre intéressants et contribuent, un peu tout de même, à démultiplier les voix du metteur en scène et de sa maîtresse : il en va ainsi des pages de journal intime et des correspondances échangées par les amants qui donnent une plus grande profondeur psychologique et narrative à leur relation.
On trouve enfin, au fur et à mesure qu’elle s’étiole, plusieurs passages signalant de façon convaincante la déception du metteur en scène voyant son personnage lui échapper, parce qu’il répond à d’autres appels (Giovanna a à plusieurs reprises des aventures homosexuelles) mais aussi parce qu’il est, en réalité, une personne et qu’une personne ne peut se réduire à un personnage. On pense en particulier à cette scène de « ratage » très réussie où, alors qu’ils s’apprêtent à une « fête de la table » (avant « celle du lit ») autour de délicats mets italiens, les amants constatent que « tout avait perdu son goût originel », voient l’œuf en gelée gicler de leurs mains « comme un œil écrasé », et la pâte à chou lamentablement collée à leurs vêtements.
C’est l’histoire de cette déception que nous aurions aimé lire ; c’est ce pathétique de la réalité que le lecteur aurait aimé rencontrer et « toucher » dans la lente désagrégation de la relation entre Carlo et Giovanna. Ce sont aussi les causes et conséquences de cette vaine quête dans la psychologie des amants qu’on aurait voulu connaître.
Cela n’est qu’esquissé, négligemment, au profit d’une profession de foi renouvelée dans la beauté de l’opéra et de l’Italie (dont nous sommes tout à fait convaincu), au profit d’un idéal qui paraît ôter toute profondeur, toute importance et toute réalité au sujet du roman : « Carlo put constater, non sans étonnement, que sa mésaventure amoureuse n’avait pas endommagé sa vision idéalisée de Venise ».
Frédéric DIEU
André LORANT, Fugato, Cohen & Cohen, 2017, 270 p., 21 €
Photographie de Une – « Le Violon d’Ingres » de Man Ray (1924, Musée national d’art moderne, détail)