Suzanne Lebeau et la mort de l’enfant : une merveille d’écriture et de finesse
Comment aborder la mort d’un enfant ? Comment le donner à voir, à vivre, non seulement aux parents, mais également aux autres enfants, aux sœurs d’une même fratrie ? Comment, enfin, écrire un texte sur ce délicat sujet, qui puisse être destiné au jeune public ? Tel est le pari de la dramaturge québécoise Suzanne Lebeau qui signe, avec Trois petites sœurs, une petite merveille d’écriture et de finesse, sans facilité. La pièce est d’ailleurs nominée pour le prix Collidram 2018.
« Dès qu’un humain vient à la vie, il est déjà assez vieux pour mourir », écrit Martin Heidegger dans Être et Temps. La formule, inscrite avec deux autres en tête de pièce, nous place d’emblée devant le mystère incompréhensible et pourtant universel du mourir, qui est l’autre nom de la vie en attente de son achèvement ici-bas, quelle que soit la foi dans un au-delà. Ne dit-on pas souvent que la souffrance la plus abyssale, parce qu’anormale, est celle de la perte d’un enfant ? Anormale. C’est-à-dire en dehors de la norme, comme la reconnaissance d’un ordre invisible qui se verrait soudain renversé, scandaleux. Telle une frontière entre le bien et le mal, non pas morale, mais existentielle.
Tel était le sens des vanités, ces peintures qui magnifiaient la nature en rappelant incidemment, en une mention imagée du Quohélet – vanité des vanités, tout est vanité –, le caractère périssable et éphémère de toute réalité. Et in Arcadia ego, peignait de son côté Nicolas Poussin, mêlant la douceur pastorale et la faille inhérente, mortelle.
L’horizon de la mort, avec les progrès de la science, s’est considérablement éloigné, ce qui a notamment pour effet néfaste d’éloigner l’être humain de lui-même, de sa condition précaire. Nul besoin de mettre son existence dans les actes que nous posons, dans les paroles que nous prononçons, dès lors que l’urgence vitale ne se fait plus sentir.
Sauf lorsque le drame, sous la forme d’une tumeur dans Trois petites sœurs, resurgit pour rappeler le miracle de toute vie, ainsi que la joie de l’existence simple et quotidienne.
« La mère.- On était seuls au monde tous les cinq,
prêts.
Prêts,
fin prêts pour la rentrée,
l’école,
le travail,
la maternelle,
la routine,
l’automne.
Le père et la mère.- Prêts pour tout !
Sauf pour ça. »
Il y a la grande sœur, celle dont les caprices expriment l’angoisse devant la difficile responsabilité de tout aîné, et la benjamine, trop petite pour appréhender les concepts, pour donner sens à ses cauchemars. Il y a le père, celui qui ne doit pas pleurer et ne peut s’habituer à faire semblant, et la mère, celle dont les mots sont autant de cris, celle que l’on fuit de peur de savoir comment elle va – ou ne va pas.
Et puis il y a Alice, la cadette de la fratrie, celle que le mal de tête frappe un été, à la veille de la rentrée scolaire, celle que la douleur rend peu à peu « discrète. Presque effacée. Peut-être trop effacée ».
Commence alors un chemin qui mène la famille de la maison à l’hôpital, de rechutes en rémissions, du secret à la parole, de la rage foudroyante à la lente pacification, de l’acharnement thérapeutique à l’acceptation intime, viscérale. Chacun cherche, selon l’âge, le langage pouvant exprimer le mal, la souffrance. Ce langage n’explique rien, ne supprime rien, mais remplit d’une présence mystérieuse, inexpliquée : le présent est encore à vivre, jusqu’au bout, pour Alice, parce qu’il n’y a in fine d’autre voie devant l’a-normal, le dés-ordre.
« La petite.- Le désordre était joyeux.
Le père et la mère.- Nous avions décidé sans nous consulter de faire des derniers jours d’Alice les plus beaux jours de sa petite vie trop courte.
La mère.- Les filles avaient compris…
Le père.- Sans un mot… sans explications. »
Si la mort de l’enfant n’est pas un sujet tabou, des écrivains tels que Dostoïevski, Goethe, Tolstoï, Camus ou Tsvetaïéva ayant exploré cette réalité dans ses tréfonds les plus obscurs, rares sont les ouvrages à destination du jeune public qui en font le cœur de leur intrigue. Citons néanmoins, par souci de justice, Chambre 203 de Cécile Demeyere-Fogelgesang, qui se présente sous la forme du journal intime.
Avec Trois petites sœurs, Suzanne Lebeau nous offre une belle pièce à destination du jeune public (à partir de 10 ans), en privilégiant – contrairement au récit de Cécile Demeyere-Fogelgesang – une pluralité des approches : les cinq membres de la famille apportent leur regard, leur parole propre ; chacun exprime son chemin de souffrance et de guérison.
Probablement la pièce la plus forte de Suzanne Lebeau depuis Le bruit des os qui craquent en 2008, lauréat deux ans plus tard du prix… Collidram.
« Alice.- Ils ne m’ont pas oubliée…
et ne m’oublieront pas.
Ils vont là-bas, aujourd’hui,
pour se rappeler.
J’aime les regarder être heureux tous les quatre ensemble.
La grande a pris mon lit.
Elle dort maintenant avec la petite
et il y a une chambre d’invité.
Alors je peux revenir…
aussi souvent que je veux. »
Suzanne LEBEAU, Trois petites sœurs, éditions Théâtrales, 2017, 78 p., 8 €