Entretien avec Emmanuel Finkiel, réalisateur de « La Douleur » de Marguerite Duras
Posté par Profession Spectacle avec Cineuropa | 22 Jan, 2018
Dévoilé en compétition à San Sebastian, La Douleur est le 5e long métrage d’Emmanuel Finkiel après Voyages (Quinzaine des réalisateurs 1999, César 2000 du meilleur premier film), Nulle part terre promise (prix Jean Vigo 2008), le documentaire Je suis (2012) et Je ne suis pas un salaud (nomination aux César et au prix Lumières 2017 du meilleur acteur). Présenté lors du dernier festival de cinéma européen des Arcs, il sort en France ce mercredi 24 janvier.
Quand on vous a proposé d’adapter La Douleur de Marguerite Duras, quelle a été votre réaction ?
C’était inquiétant dans un premier temps. On vous amène un truc un peu monumental, tant le fait que ce soit Duras, mais en plus un récit particulier parce que cela touche d’une certaine manière sa biographie. Mais c’était un récit que j’avais lu quand j’avais 20 ans et qui m’avait, comme beaucoup, bouleversé. Et il faisait écho à des choses que je retrouvais dans ma famille, avec mon père en particulier qui était dans cette situation d’attendre, et même d’attendre en ayant la certitude que ses parents et son petit frère ne reviendraient jamais d’Auschwitz. Je l’ai vu quand j’étais enfant, je l’ai senti attendre.
Comment avez-vous procédé pour l’écriture du scénario ? Avez-vous fait beaucoup de recherches ?
Je me suis abreuvé d’archives et certaines sont étonnantes avec des gens qui traversent Paris en caméra cachée. En ce qui concerne l’adaptation elle-même, je n’ai pas eu d’autre méthode que d’être à l’écoute de ce qui me touchait. Ce qui me semblait très signifiant, très beau, très profond, etc., je le mettais de côté et l’adaptation s’est faite comme ça, sans que je ne m’oblige aucunement à traiter ceci ou cela parce qu’il le fallait puisque c’était Duras. Je me suis dit : on me le demande à moi, donc je joue la carte de la subjectivité totale.
Pourquoi avoir inséré dans votre scénario M. X dit ici Pierre Rabier, le second récit du recueil ?
Les deux seules nouvelles du recueil qui sont numérotées sont La douleur et M. X dit ici Pierre Rabier. 1 et 2. Je me suis demandé pourquoi elle les avait numérotées. Je me suis dit que ce qu’elle avait vécu avec ce flic, constituait aussi ce qui après, quand elle se renferme dans son appartement et sur elle-même, quand l’espoir que son mari revienne diminue, fait partie de sa douleur. Avoir eu ces relations avec ce flic, ce collabo, sous prétexte qu’elle pouvait se rapprocher de son mari, est-ce quelque chose d’un peu honteux ? S’est-elle dit après qu’elle avait trahi ? Je n’en sais rien, mais je sais que la douleur a été nourrie aussi par cela.
Vous creusez les contradictions et les paradoxes de cette femme.
Je crois que la douleur telle qu’elle la décrit n’est pas une chose qui peut se raconter en deux phrases, mais une multitude, un peu comme un tableau cubiste où la douleur est déclinée sous plusieurs aspects. Là-dedans, il y a la honte, peut-être aussi celle d’attendre son mari et de ne pas être totalement dans la peau d’une femme qui serait toute à lui, dans une attente et une souffrance pure. On sait bien qu’elle avait un amant, Dionys, même si dans le film, on en montre très peu parce que dans son récit La Douleur, elle ne dit rien de leurs relations. D’une certaine manière, c’est un mensonge par omission… C’est pour cela que je l’ai dédoublée dans le film, je me suis dit que l’autre, c’est celle qui n’est pas dupe, comme ce qui nous arrive régulièrement dans nos vies, dans des moments forts, soit de colère, soit de chagrin, de sentir parfois qu’il y a une dichotomie entre ce qu’on exprime aux autres et ce que l’on ressent vraiment. Ça aussi, c’est un aspect qui pourrait s’appeler la douleur.
Vous avez évoqué une distinction entre réel et réalité. Qu’en est-il exactement ?
Je fais partie de ceux qui pensent que le réel, on ne peut pas le décrire, qu’il nous échappe complètement. La seule chose qui existe, c’est ce que l’on pourrait appeler le réel à notre sauce, la réalité, notre réalité. Ce que l’on appelle le réel est une espèce de consensus entre les différentes réalités des gens. Par éducation, on s’accorde, on s’entend sur un certain aspect du monde, mais ce ne sont que des réalités. D’autant plus quand on fait un film d’époque. Qu’est-ce qu’on en sait de l’époque ? Moi, je n’étais pas là pour le voir. Donc, je me suis dit : la façon dont ma conscience saisit le monde, je vais l’appliquer là. C’est-à-dire, quand bien même nous serions en 1943, ce que l’on voit et ce que l’on vit, c’est quelque chose qui est hautement subjectif. Alors, j’y suis allé dans cette subjectivité, en me collant aussi à la subjectivité du personnage principal, et on a avancé comme ça dans l’époque de 44-45, en se disant qu’on ne faisait que récréer une réalité, mais qu’en aucun cas ce n’est le réel.
Qu’est-ce qui motive votre manière très personnelle de filmer en jouant sur les flous ?
J’utilise les longues focales. J’ai toujours fait cela, parce que je pense que cela correspond à notre façon de voir, contrairement à ce que notre cerveau nous fait croire car il reconstitue cette neutralité de focale en quelque sorte. Mais en vérité, si l’on s’arrête sur les différents moments de perception, quand on se regarde l’un et l’autre, on se rend bien compte que ce qui est derrière est flou : on est dans un focale moyenne en tout cas. Et si je m’amuse à regarder quelqu’un plus loin et que je focalise sur lui, je vais être en très longue focale et le reste va être flou. Donc je pense qu’on voit comme cela. Et comme l’idée était de coller à la subjectivité du personnage principal, d’essayer de faire ressentir les choses comme elle les ressent, voire de faire percevoir à partir d’elle aux spectateurs cette réalité du Paris de l’époque et les gens qui l’entourent, la longue focale permet d’être sur le personnage et que le reste soit une espèce de masse relativement floue qui est la matière dans laquelle le personnage évolue et qui l’influence. Sur ce film, j’ai poussé un peu plus loin, en essayant de faire des variations là-dessus, et il arrive quelquefois que le personnage principal soit flou et derrière ce soit net : on souvent vécu cela, avoir cette perception de soi-même, en retrait de qui nous entoure.
Cette expérimentation de l’outil cinématographique, c’est quelque chose qui vous passionne ?
Quand je vais au cinéma, je suis content quand la réalité qui est sur l’écran fait « tilt » avec ma réalité. J’essaye de faire cela. Ce n’est pas tellement expérimenter pour expérimenter, mais c’est pour que l’outil du cinéma, et le montage intervient aussi, rencontre les mécanismes par lesquels le spectateur qui voit le film perçoit et ressent les choses dans sa vie, dans son monde. Au montage, il y a mille choses, mais souvent, dans les raccords, on ne suit pas le naturalisme, on expérimente la césure, on essaye d’unifier la fragmentation que j’amène avec mes longues focales au tournage, plan après plan, de manière à ce que le spectateur lui-même, via le montage, se déroule à nouveau la chose comme s’il y était.
Un mot sur Mélanie Thierry qui est exceptionnelle dans le rôle…
C’est un miracle. Parce qu’il s’est avéré que c’était une comédienne beaucoup plus immense que je ne le pensais. Je la prenais pour une très grande comédienne et dans Je ne suis pas un salaud, elle était formidable et j’étais ravi. Mais là, je pense qu’elle a non seulement énormément travaillé, mais je suppose aussi que c’est arrivé à un moment de sa vie où tous les fruits de son expérience, de son travail et de l’épaisseur qu’elle s’est créée, ont concordé à faire ce personnage qui me semble tellement vrai. Non pas vrai car cela ressemble à Marguerite Duras, mais vrai parce que cela ne triche pas. Et pourtant, elle passe dans le film par une palette très large, dans des situations extrêmement tragiques, sans jamais tricher. Ceux qui pensaient que c’était une grande actrice n’ont pas fini d’être étonné par elle.
Propos recueillis par Fabien LEMERCIER
Source partenaire : Cineuropa
Photographie de Une – Emmanuel Finkiel (© Antoine Monié / Les Arcs European Film Festival)