[Entretien] Alain Surrans : « L’opéra est la maison du peuple ! »
Les Forces Musicales, syndicat professionnel regroupant les adhérents de la CPDO (Chambre Professionnelle des Directions d’Opéra) et du SYNOLYR (Syndicat National des Orchestres et des Théâtres Lyriques), ont conduit, pendant 2 ans, une vaste étude nationale visant à connaître l’impact social et économique, sur leur environnement, de l’activité des institutions lyriques et des crédits qui leur sont attribués par les collectivités publiques.
22 maisons d’opéra et festivals d’art lyrique ainsi que presque 12 000 spectateurs ont participé à cette étude, la première du genre menée sur le plan national.
Profession Spectacle s’est entretenu avec Alain Surrans, vice-président des Forces Musicales. À la tête de l’opéra de Rennes depuis 2005, il s’apprête à prendre la direction d’Angers-Nantes opéra en janvier prochain.
Quelles sont les motivations qui vous ont poussé à faire cette étude ?
Il y a déjà eu des études d’impact : une étude assez intéressante, mais datant maintenant de près d’une vingtaine d’années, avait été faite par la CPDO [Chambre professionnelle des directions d’opéra, NLDR] ; l’opéra de Lyon a également fait une étude d’impact. Nous voulions cependant donner une image radiographique commune de toutes nos maisons si différentes. Il y a deux choses très frappantes dans notre profession : nos maisons sont de tailles et de statuts très différents. D’où cette volonté d’une radiographie transversale, avec le même radar sur toutes les maisons. La dernière motivation était de lutter contre les préjugés sur les opéras, ces idées reçues qui sont répétées sans jamais être vérifiées et qui nous agacent évidemment beaucoup.
Les personnes initiées savent qu’il s’agit d’idées reçues… J’imagine que, en tant que professionnel, vous n’avez guère été surpris par le fait qu’elles soient brisées par des données objectives. Toutefois, avez-vous découvert certains éléments inattendus ?
Lire que le public est plus jeune que ce qu’on pense m’a un peu surpris et évidemment bien fait plaisir. Toutes ces questions sur l’âge du public sont extrêmement agaçantes. J’étais récemment à un concert de Michel Sardou à Rennes : je faisais plutôt partie des plus jeunes de la salle ! Les goûts générationnels existent. Ce qui importe, c’est de trouver de nouveaux publics : le résultat de l’étude montre qu’on y arrive, qu’on ne pratique pas un art générationnel. C’est réconfortant. Il faut continuer à travailler sur les jeunes publics, à proposer des places pour les étudiants à des tarifs imbattables, parce que cela permet d’inscrire l’opéra dans leur culture générale. Le public qui nous manque, ce sont finalement les personnes en train d’élever leurs enfants ! Ils n’inscrivent pas souvent le spectacle vivant dans leurs loisirs familiaux… à tort d’ailleurs. C’est pourquoi nous leur proposons désormais des formules familiales un peu partout, qui n’excèdent pas financièrement celles du cinéma.
L’autre surprise pour moi a été les tarifs. Je pratique pour ma part des tarifs vraiment bas, mais je me rends compte en regardant le chiffre moyen que l’on est nombreux à le faire ! La moyenne est à 25 euros : nous sommes en-dessous des spectacles de variété et des matchs de ligue 1. C’est une très bonne surprise pour nous.
Si la même étude était réalisée dans vingt ans, quelle est la mutation, la donnée objective, que vous aimeriez voir apparaître ?
Ce que j’aimerais, c’est que l’écart se creuse avec le spectacle privé, c’est-à-dire que les collectivités territoriales qui nous financent continuent d’œuvrer dans le sens de la démocratie et de la diversité culturelles. Pour qu’il puisse y avoir du lyrique, il faut la participation du contribuable et l’investissement des villes qui sont, comme le montre l’étude, nos principales tutelles. C’est la seule manière de faire tomber les frontières, pour que l’opéra apparaisse enfin comme un art abordable.
L’objectif de votre étude est-il de séduire les pouvoirs publics ?
C’est surtout de montrer aux villes qui payent – et qui payent souvent chers – pour des maisons d’opéra que leur argent est bien employé. C’est pour leur montrer qu’entre la qualité, dont ils peuvent se rendre compte s’ils viennent voir nos spectacles, et le travail sur les publics, nous ne sommes pas les mauvais élèves pour lesquels on essaye de nous faire passer.
Du fait de vos structures disparates, voyez-vous une limite à la lecture de ces résultats ?
Oui, parce qu’il s’agit d’une synthèse. Le parti a été de donner à chaque maison son étude particulière et de réaliser ensuite une synthèse sur un certain nombre d’éléments qui s’y prêtaient. Il y a donc tout de même un angle mort. C’est la petite faiblesse, d’ailleurs tout à fait normale, de cette étude. On ne peut additionner que ce qui est comparable. Chaque étude particulière peut être rapportée à la synthèse nationale et être ainsi présentée aux élus. Cela devient un outil intéressant de travail.
Vous évoquez dans cette synthèse l’importance accordée à la défense de la citoyenneté. Quels sont, dans l’étude, les éléments qui démontrent le rôle que jouent vos institutions sur ce sujet ?
Ce n’est effectivement pas complètement lisible dans l’étude, mais un point que nous venons ajouter au contenu. Pour être très franc, c’est là où il y a de fortes disparités entre les maisons. Certaines jouent ce rôle citoyen, en considérant que l’opéra est la maison du peuple : il est souvent la plus ancienne institution culturelle de la ville. Sans parler de l’importance symbolique qui se joue ! À Lyon, ou chez moi à Rennes, l’opéra est en face de l’hôtel de ville, quand il n’est pas carrément dans la mairie, comme le Capitole à Toulouse : dans de nombreuses villes, c’est le deuxième monument municipal après la mairie. C’est pourquoi nous devons être exemplaires. Nous le devons aussi parce que nous sommes ce qui coûte le plus cher et ce qui rapporte le moins : notre ratio de ressources propres est de 22 % en moyenne, ce qui veut dire que chaque spectateur ne paye qu’un quart ou qu’un cinquième du coût réel. Il faut également être exemplaire au regard du contribuable, même celui qui ne vient pas aux spectacles. Il faut qu’il puisse se dire : « Je ne viens pas à l’opéra, mais ce qui s’y passe est formidable, je le sais ». C’est sûr que l’étude ne montre pas tout ça, parce que ce n’est pas quantifiable, de même qu’elle ne montre pas toutes les actions menées lors des Journées du patrimoine, des visites guidées, etc., qui permettent l’appropriation du lieu par la population.
Lors de la récente remise du rapport de Roch-Olivier Maistre sur la « Maison commune de la musique », la ministre de la culture Françoise Nyssen a insisté sur le fait que la musique était attaquée – à Manchester, au Bataclan, aux États-Unis… – parce qu’elle libère et qu’elle fédère. Pour l’art lyrique en particulier, comment voyez-vous cette mission de fédération et de libération ?
Dans l’art lyrique, nous expérimentons beaucoup de choses depuis plusieurs années. Tout en continuant à travailler sur le répertoire de Monteverdi à nos jours et sur la création contemporaine, nous offrons aussi une autre approche de la pratique vocale, qui devrait être plus répandue : tout le monde a une voix, et ce n’est pas un instrument qui coûte cher. Il y ainsi un travail fondamental à faire autour de la voix, que nous portons à travers différents projets dans la programmation lyrique. L’émerveillement du lyrique est lié à ces voix énormes, qui ont un potentiel d’émotion extraordinaire. Concrètement, nous proposons à Rennes une programmation de musiques du monde, des ateliers de chant choral, des concerts participatifs… pour rappeler que l’opéra n’est pas seulement un objet de dégustation, mais nous renvoie à quelque chose de plus profond. C’est pourquoi je suis assez en harmonie avec ce que dit Françoise Nyssen de la musique. Elle a raison de se précipiter chez le ministre de l’éducation nationale, comme tous les ministres de la culture depuis 30 ans. Mais je ne peux m’empêcher d’être sévère là-dessus : on ne demande pas au ministre des sports de venir assurer l’éducation sportive dans les collèges et les lycées, alors qu’on demande au ministre de la culture de l’assurer par la musique.
Pourquoi à votre avis ?
Tout simplement parce que l’éducation nationale a fait le choix de ne pas intégrer l’éducation musicale dans les programmes de l’école. Pour devenir instituteur au Japon, il faut jouer du koto, du piano ou de la guitare, afin de pouvoir faire chanter les enfants, de les accompagner. En France, ce n’est même pas concevable ! Il faut toujours que le ministre de la culture soit un aiguillon. Mais ce je sais, c’est que ça va se passer comme les fois précédentes : ça ne donnera rien, parce que l’éducation nationale attend la culture pour faire du travail de fond et la culture n’a pas les budgets. Les budgets, ils sont à l’éducation nationale !
La ministre annoncera en janvier prochain des mesures concernant la « Maison commune de la musique ». Avez-vous des attentes particulières ?
Je trouve l’idée d’une « Maison de la Musique » intéressante, mais ce n’est pas au centre de mes préoccupations. Pourquoi ? Parce que nous, nous avons besoin de la subvention pour vivre ; nous ne sommes pas dans le champ d’une musique industrielle, mais du côté du spectacle vivant. Évidemment, si ça se structure intelligemment, nous pourrons en bénéficier sur un certain nombre de dossiers. Le CNC a été très important pour l’histoire du cinéma en France, donc un grand centre national pour la musique, je trouve ça bien.
Si vous n’êtes pas directement concerné par cette maison commune, pensez-vous à d’éventuelles retombées positives pour vous ?
Oui, il peut y en avoir effectivement sur la partie plus industrielle de notre activité : l’audiovisuel, le disque, l’export…
Pourquoi les opéras de Paris n’ont-ils pas été associés à l’étude ?
C’était une volonté de montrer que nous avons une histoire dans les régions. L’État est très minoritaire dans le financement, comme l’étude le montre bien. Il y a une parenté dans les opéras interrogés. Quand on arrive aux opéras de Paris, il n’y a plus de parenté, parce que ces opéras n’ont pas un territoire parisien : il n’y en a aucun, à part le Châtelet, qui est financé par la ville ! Ces institutions sont des emblèmes, qui rayonnent grâce à leur « prestige » sur le plan international. C’est trop particulier. Les tarifs n’ont rien à voir : il faut mettre 160 euros pour une place ! Vous n’avez ça nulle part ailleurs en France. Cela aurait faussé toutes les moyennes. Il n’est pas question ici de manichéisme, de lutte des provinciaux contre la capitale.
Propos recueillis par Rémi STEMNING
En téléchargement : Portrait socio-économique des opéras et festivals d’art lyrique en région (synthèse de l’étude)
Photographie de Une – Alain Surrans (crédits DR)