Les jeunes administrateurs de la culture dans le monde du travail : un chemin de croix ?

Les jeunes administrateurs de la culture dans le monde du travail : un chemin de croix ?
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Janvier 2017, samedi soir, dans un appartement parisien. Nous fêtons le départ d’Alexandre, qui s’envole pour un an en Amérique du Sud. C’est l’occasion de retrouver les camarades de la section « Administrateur du spectacle vivant » de l’ENSATT (École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre, basée à Lyon), un an et demi après avoir quitté l’école. Entre deux Pisco sour et un lâché de paillettes, chacun raconte le chemin parcouru. Plongée dans le monde désenchanté – mais pas désespéré – du jeune administrateur au travail.

Mise à jour : avril 2019

Et il y a comme un immense désenchantement dans l’air. Contrats précaires, burn ou bore-out, difficultés relationnelles, isolement, responsabilités disproportionnées : les récits s’enchaînent et se complètent ; la souffrance au travail du jeune administrateur est réelle. Peu visible et rarement évoquée, elle mérite que l’on s’y arrête.

Comment les diplômés vivent-ils leur intégration dans les secteurs de l’administration et de la production du spectacle vivant ? Quelles découvertes et quels enseignements balisent leur parcours ? Dans quelles conditions matérielles exercent-ils leurs métiers, et comment envisagent-ils l’avenir ? J’ai posé ces questions à six de mes anciens camarades qui ont accepté de partager – parfois sous pseudonyme –  leurs ressentis, leurs analyses et leurs réflexions sur les deux premières années de leur vie professionnelle.

Première embauche : plus ou moins rapide, toujours précaire

La transition entre la sortie de l’école et le premier emploi s’est faite de manière plus ou moins fluide selon les cas. Certains avaient déjà une promesse d’embauche suite à leur stage de fin d’études, tandis que d’autres, comme Lancelot, voyaient d’un œil maussade leur entrée dans le monde du travail : « J’étais plutôt inquiet. Les rares propositions demandaient un très fort investissement pour très peu, voire pas de salaire. Il semblait difficile de choisir ses conditions de travail. Il fallait accepter n’importe quoi, ou presque, et en être satisfait. »

Après une période de recherche allant jusqu’à 4 mois, tout le monde a finalement trouvé un emploi. Malgré un bac + 5 minimum et un diplôme d’école nationale, les conditions d’embauche et de rémunération sont extrêmement précaires.

Après un mois de stage non rémunéré, Emma a signé un CDD de chargée de production dans un Centre Dramatique National (CDN). Première embauche au SMIC, puis augmentation à chaque renouvellement de contrat (la première augmentation n’étant en fait qu’une mise aux normes vis-à-vis de la grille du Syndeac). Claire a quant à elle décroché un CDDU de 4 mois, payé à peine plus que le SMIC, pour un poste de chargée de production dans une compagnie de théâtre à Grenoble. Alexandre a été embauché comme attaché d’administration au sein d’un bureau de production parisien, pour un CDD de 12 mois en CUI-CAE (contrat aidé). Lancelot a signé un CDD d’un an dans une salle du réseau Scène Découvertes de Lyon. Un temps partiel de 24h hebdomadaires pour un salaire net de 830 € par mois.

Le CDI est-il donc définitivement enterré ? Non, mais lui aussi est nivelé par le bas. En témoignent les cas de Céline, embauchée en CDI CUI-CAE à temps partiel pour moins de 1000 € net par mois dans un lieu labellisé, et d’Arthur, chargé de production dans une compagnie, en CDI partiellement financé par le dispositif « Emploi Tremplin ».

Premier coup dur pour ces jeunes gens qui savent bien que « la culture n’est pas l’Eldorado du CDI », mais qui espéraient malgré tout que la carte de visite « ENSATT » leur permettrait de sélectionner les offres et de choisir leurs conditions de travail. En réalité, la signature du contrat n’est que la première étape d’une expérience professionnelle qui va souvent s’avérer éprouvante…

La solitude de l’administrateur

Presque tous les témoignages se recoupent sur un point : commencer sa carrière, c’est prendre conscience du caractère essentiellement solitaire du métier. Isolement, absence de transmission, sentiment d’être livré à soi-même, coupé du travail des équipes artistiques et techniques… Le cas le plus extrême est sans doute celui d’Alexandre, qui travaillait dans un bureau de production quasi désert : « J’ai surtout souffert de la solitude et du bore-out. Je n’avais pas de bonnes relations avec mon patron, et pas d’autres relations humaines car mes collègues étaient très souvent absents. J’ai eu l’impression d’une absence totale de reconnaissance au travail. Je n’étais qu’un outil bon marché. J’ai fini par complètement me désengager du boulot. J’arrivais avec 20 minutes de retard tous les jours, que je rattrapais sur ma pause déjeuner pour pouvoir partir plus tôt. »

Autre difficulté : le sentiment de ne pas être soutenu et accompagné par sa hiérarchie. Ainsi Emma, si elle était ravie de sa « grande liberté d’initiative », estime néanmoins avoir eu « trop de responsabilités et peu d’encadrement. L’absence de transmission d’expérience de la part d’un salarié senior a ralenti ma progression. C’est gratifiant d’avoir des responsabilités et la confiance de ses supérieurs, mais sans réel encadrement, on en perd le sens ».

« J’ai vécu une période de stress quasi constant »

Au regard de leur maigre expérience, les jeunes diplômés se voient parfois confier des responsabilités démesurées. C’est ce que confirme Claire, à propos de sa deuxième expérience professionnelle dans une compagnie lyonnaise : « J’étais très angoissée le soir, j’avais l’impression de ne rien maîtriser. J’avais visé trop haut avec ce contrat, et je pense sincèrement que je n’étais pas à la hauteur. »

Le témoignage d’Arthur va dans le même sens : « J’ai vécu une période de stress quasi constant et perdu confiance en mes capacités. Je me laissais déborder par le travail, qui empiétait sur mon bien-être dans la vie privée. Je craignais que cela ne mène à une forme du burn-out. »

Si la leçon d’humilité n’est pas inutile aux diplômés de l’ENSATT (« on passe d’un cocon à une vitrine où l’on est jugé sur ce que l’on « vaut » vraiment »), les conditions d’exercice du métier conduisent les jeunes arrivants à redéfinir leur projet professionnel, voire à le remettre radicalement en question.

Vers une amélioration… ou une reconversion

Si le tableau brossé jusqu’ici ne pousse pas à l’optimisme, notre « échantillon » compte aussi de très belles expériences. Certes le chemin est semé d’embuches, mais ces « premières fois » sont des moments d’apprentissage intenses qui permettent de mieux cerner ses envies et de poser ses limites.

Alors, que faut-il à un administrateur ou à un chargé de production pour être « heureux » ? Les mêmes réponses reviennent dans toutes les bouches : être connecté à un projet artistique fort et motivant, faire partie d’une équipe dynamique et bienveillante, être associé à la stratégie de développement de la structure, travailler dans de bonnes conditions matérielles.

Ce n’est pas inatteignable. Claire est ainsi devenue responsable d’administration en CDI dans une compagnie de théâtre de marionnettes à Bourg-en-Bresse. Très proche de la metteure en scène, son avis est régulièrement sollicité sur les questions artistiques : « C’est à la fois une chance, et la raison pour laquelle je fais ce métier ».

Après une première expérience difficile, Arthur a quant à lui décidé de quitter le salariat pour créer son propre bureau de production. Il accompagne des jeunes compagnies au sein d’un espace de co-travail à Lyon. Liberté d’organisation, relation de confiance avec les compagnies, convivialité au bureau : ses conditions de travail se sont nettement améliorées.

En quête de sens

Mais il demeure, chez presque tous, une difficulté à se projeter sur le long terme dans les métiers de l’administration et de la production, considérés comme trop exigeants, chronophages ou pas assez connectés aux urgences de notre époque. C’est le cas de Céline qui, au bout d’un an, a pris conscience que sa place n’était finalement pas dans le monde de la culture : « Je sens que j’ai mieux à faire ailleurs, dans le secteur social ou environnemental ».

Maraîchère bio, tenancier d’une librairie-restaurant, responsable d’une colonie de vacances… les rêves affleurent lorsqu’on aborde le thème de la reconversion. Mais que ce soit au sein du secteur culturel ou dans un tout autre domaine, l’essentiel est de se sentir utile et d’apporter sa pierre à l’édification d’une société plus vivable. Une aspiration résumée par Lancelot : « Je pense appartenir à une génération qui met la carrière professionnelle au second plan, qui aspire à une vie qui soit juste et qui ait du sens ».

Julie BRIAND



 

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