« Journal d’une apparition » : l’appel de l’amour, de Robert Desnos à Gabriel Dufay
L’adaptation de Gabriel Dufay pour le théâtre des textes de Robert Desnos, en trois actes portés par une musique acoustique, est un beau chemin pour rentrer dans cette écriture poétique et énigmatique, en comprendre la source, la motion intérieure. Au cœur d’une chapelle vide et sombre – le Parvis d’Avignon –, disposée pour une poignée de spectateurs, dans une mise en scène simple et intimiste faite de quelques meubles, tout peut jaillir et devenir palpable.
C’est la promesse mystérieuse d’un vide où l’appel de l’amour, puis des choses, se fait soudain entendre, devient à portée du toucher. La « figure de proue » de l’être aimée, entre présence et absence, donne parole au poète et nous permet de rentrer dans l’inspiration de la poésie surréaliste. Le duo formé par Gabriel Dufay et Pauline Masson lui donne littéralement vie.
Entre fantôme et incarnation vraisemblable
Gabriel Dufay offre une superbe peau à Robert Desnos, pendant 1h20 ; il nous fait entrer dans le rêve éveillé de l’inspiration surréaliste. Sa présence ferme, marquée par un regard captivant qui parcourt souvent le public, dévoile une structure interne solide, verticale. Il est taillé pour recevoir ce verbe poétique, en la personne de Robert ; sa très belle voix, sans nul doute assise par une solide technique vocale, en témoigne également. Il perce, dès les premières minutes, l’espace de l’obscurité épaisse qui ouvre le spectacle.
Pendant des mois, Robert Desnos reçoit la visite de sa muse, « l’étoile », Yvonne George. Seul en scène pour introduire la source de son inspiration poétique, le comédien donne vie à cette présence. Il manipule les draps recouvrant les meubles de sa chambre, marqueurs de la visitation nocturne, avec beaucoup de subtilité, sans facilité. La projection de l’être aimé, dans tout le désir qui la fait naître, est là pour nous aussi, magnifique évocation d’une présence invisible que le spectateur croit voir à son tour. L’ailleurs fantomatique d’un rêve éveillé se révèle par son jeu vraisemblable, porté par la simplicité et l’efficacité de la mise en scène, ainsi que par la justesse de son jeu et de sa gestuelle.
Une muse ambiguë
Sa partenaire Pauline Masson semble, en face, un peu écrasée par sa présence imposante, même si quelques très beaux moments les réunissent tous deux, notamment lorsque « la sirène » aimée se fait suave et sensuelle, serpentant autour du poète pour lui susurrer les mots de la muse. Mais sa présence est scéniquement ambiguë : supposée évanescente et enchanteresse, elle s’impose à certains moments comme une réalité dissonante, amputée, à l’appui d’accessoires superflus et de costumes qui dénotent – les gants blancs et une robe de mariée de mauvais goût, quand on aurait attendu une mousseline vaporeuse délicate, une robe de satin noire mal fagotée. Son chant se cherche dans un souffle fantomatique qui n’est sans doute pas tout à fait maîtrisé.
Une part de cette ambiguïté porte cependant la sublimation de Robert, quand elle interprète Yuki, la seconde femme et sirène du poète, exprimant une rencontre avec la femme de chair, impossible. Elle s’impose alors comme corps, tout en demeurant lointaine. Témoignent également de cette rencontre impossible les lettres que les amants, puis époux s’adressent, récités en alternance le plus souvent, qui se croisent sans se répondre, accentuant la distance infranchissable entre l’homme et l’objet de son amour.
Rêve ou réalité du poète ?
Le ton déclamatoire du comédien donne une intensité dramatique qui porte le fantasme imprégnant toute la pièce ; contrairement au souhait du metteur en scène lui-même, l’effet ne parvient toutefois pas à « repeupler de merveilleux la réalité la plus désespérante ». Il n’est pas possible de lire l’enchantement ; il n’y a que le mouvement lourd, douloureux, d’une survie – celle d’un homme qui trouve le chemin de l’écriture grâce à la présence motivante de l’amour. La réalité qui émerge alors, notamment – surtout – celle de ces femmes, n’est pas de ce monde : elle appartient à l’écriture, au monde intérieur du poète. Est réelle la relation qu’il entretient avec l’amour : elle est sienne ; il ne nous appartient pas d’en douter.
Cet homme trouve un mobile à l’expression de son monde intérieur, une pierre angulaire, dans la personne aimée, rêvée, qui devient Amour plus largement. Ainsi est transcrite l’expérience authentique d’un ancrage de la parole, ici poétique. L’ancre est Amour. Le poète le vit, y croit ; tout son langage poétique en découle.
« j’appelle à moi la fumée des volcans et celle des cigarettes
les ronds de fumée des cigares de luxe
j’appelle à moi les amours et les amoureux
j’appelle à moi les vivants et les morts
j’appelle les fossoyeurs
j’appelle les assassins
j’appelle les bourreaux j’appelle les pilotes les maçons et
les architectes
les assassins
j’appelle la chair
j’appelle celle que j’aime
j’appelle celle que j’aime
j’appelle celle que j’aime. »
Amour et foi unis dans une présence
« Mon amour parle-moi ». Telle est la foi en tout verbe qui se met à l’écoute de la vie intérieure, qui constitue le point de départ de tout acte d’écriture.
Une profonde fragilité et une gravité substantielle se dégagent de cette pièce. On palpe la chair d’un homme dont l’amour est le seul moyen de survie possible, l’unique chemin pour échapper à la mort. Ce chemin est celui de la foi en une présence, foi aussi totale que fragile, elle aussi, que l’émotion peut faire oublier – surgissant de nulle part, à l’écoute d’une vieille chanson. L’abîme du doute, l’oubli de l’ancre et la rupture marquent un seuil qui n’est jamais loin.
La présence musicale commence quand l’obscurité se dissipe au début de la pièce, et reste quasiment permanente. L’accordéon, présent à quelques moments, porte merveilleusement l’appel d’air, la respiration épaisse et profonde du récit de Robert Desnos, tandis que le piano et les percussions discrètes sertissent la musicalité de la pièce de bout en bout, en tenant le fil de la poésie et du rêve.
Les œuvres de Robert Desnos – Nouvelles Hébrides, Corps et biens, Contrée, Destinée arbitraire
– sont publiées par les éditions Gallimard.
DISTRIBUTION
Adaptation et mise en scène : Gabriel Dufay
Avec : Gabriel Dufay, Pauline Masson, Susanna Tiertant (piano)
Collaboration artistique : Pauline Masson
Regard chorégraphique : Corinne Barbara
Composition musicale : Susanna Tiertant
Collaboration lumières : Sébastien Marc
Décor, costumes, et accessoires : Soline Portmann et Gabriel Dufay
Crédits des photographies : Agathe Poupeney
Informations pratiques
Public : à partir de 14 ans
Durée : 1h20
Facebook : Compagnie Incandescence
Contact : compagnie.incandescence -@- gmail.com
OÙ VOIR LE SPECTACLE ?
Tournée
25-28 juillet à 18h05 : Parvis d’Avignon (Off)