« Antigone » de Satoshi Miyagi : esthétique contemplative et héroïne diaphane
Acclamé par la critique et le public il y a trois ans pour son Mahabharata à la carrière de Boulbon, Satoshi Miyagi s’est vu offrir cette année la cour d’honneur du Palais des papes. Le metteur en scène japonais a choisi la tragédie Antigone, en qui il voit un appel à « aimer tous les humains », dans un lieu représentant l’autorité chrétienne passée, une autorité susceptible – selon lui – de diviser.
Caresse mortelle au Palais des papes
L’impressionnant plan d’eau qui envahit l’intégralité de la scène offre, tout au long des quelque deux heures de spectacle, des reflets étonnants sur les murs prestigieux de la Cour d’honneur. Telle est la force du spectacle que nous propose Satoshi Miyagi : une esthétique raffinée et le sens d’une mise en scène qui étreint chaque pierre, chaque couleur de cet ensemble médiéval aux accents intimistes dès lors que la nuit est tombée et que la lune s’élève, traversant minute après minute l’espace scénique.
Le maestro japonais caresse avec une grande délicatesse la roche prestigieuse, privilégiant l’humilité contemplative devant le mystère à la tentation du gigantisme performant – rarement cette dimension fut élevée à une telle acuité. Nous entrons dans un rêve, ou plus exactement une vision, qui ne cesse qu’à l’issue de la représentation.
Si Satoshi Miyagi souhaite évoquer, par le plan d’eau, l’Achéron, « la frontière de ce monde et de l’au-delà », il est difficile de ne pas voir au contraire une superposition des deux mondes, presque une indifférenciation. Les acteurs sont revêtus d’un vêtement ample et blanc, sans distinction – sinon une perruque – entre les morts et les vivants. Antigone devient un rite funèbre, interprété à la perfection par des acteurs-célébrants.
Désincarnation métaphysique
Nous touchons ici ce qui pourrait bien être la principale faiblesse de cette adaptation travaillée, aboutie et, écrivons-le avant d’entamer une discussion de fond, délicieuse. Le rite ne tolère dans la mise en scène aucun écart, aucune liberté, aucune individualité. Antigone, Ismène, Créon, sont des protagonistes abstraits, contingents, opalescents, « des attributs variables » et non « des natures intrinsèques », pour reprendre les termes mêmes de Satoshi Miyagi.
Cette impression est renforcée par le dédoublement des héros de la tragédie : chaque rôle est assuré par deux comédiens distincts, le premier qui joue le corps, le second qui interprète la parole. Ce procédé, si pertinent dans le cadre du Mahabharata, touche ici une limite, celle d’une désincarnation que la dramaturgie hellène ne digère pas.
Le souffle est précisément ce qui est produit par le corps tout entier, de l’ancrage des pieds dans le sol à la position du diaphragme, du port de tête à la gestuelle des mains. Il n’est ici qu’une voix ténébreuse, comme venue d’un abîme mortuaire.
Brisure de l’abstraction
Le metteur en scène japonais avait pourtant eu l’excellente idée de démultiplier les voix d’Ismène et de Créon – par l’ajout d’autres comédiens-voix, en plus de la voix attitrée – quand il n’en conservait qu’une seule pour Antigone. Vox simpliciter. Une voix pure et sans naïveté, car ne faisant pas l’impasse sur les angoisses et tentations éprouvées par la jeune fille. Une voix nue, qui souligne l’unité intime dans l’obéissance à l’ordre sinon transcendantal, du moins intérieur.
Mais la fissure entre la voix et le corps d’Antigone demeure. Cette brisure est le signe d’une abstraction qui ne comporte plus la moindre dimension métaphysique.
Si d’aucuns se réjouiront de cette métamorphose en une jeune fille bouddhiste, sans « soi » spécifique autre que celui dicté par une fatalité effrayante, je regrette pour ma part cette incompréhension de la culture occidentale : l’appréhension partielle de Satoshi Miyagi est palpable aussi bien dans ses propos sur la pièce – sur les religions chrétienne et juive notamment, qu’il réduit à un manichéisme pourtant combattu par les deux traditions spirituelles –, que dans son théâtre – sur la métaphysique grecque, particulièrement celle, complexe, de Sophocle.
L’être abstrait ne dispose d’aucune liberté ; il n’est responsable de rien. Créon, Ismène et Antigone deviennent interchangeables à l’infini, selon les velléités du moine qui a le premier et le dernier mot ; ils appartiennent ultimement à cette ronde rituelle qui oscille entre danse macabre et apaisement spirituel.
Une musique omniprésente qui tient l’ensemble
La partition musicale, qui accompagne de bout en bout, sans presque aucune interruption, la pièce, imprime une dynamique étonnante. Nous sommes comme envoûtés par ce rythme qui embrasse large, des accents électroniques d’un Ryūichi Sakamoto au minimalisme repris autant à la techno qu’à des compositeurs comme Steve Reich ou Philip Glass. La proposition artistique de Satoshi Miyagi ne pourrait tenir sans cette impressionnante structure musicale, qui porte l’intéressante scansion de cette version japonaise du texte de Sophocle.
Nous l’avons écrit : l’Antigone de Satoshi Miyagi n’a plus d’ancrage terrestre ; la réalité n’est que flottement au-dessus des eaux, entre vivants et morts. Peut-être manque-t-il, dans ce spectacle à l’esthétique merveilleuse, à la musique accomplie, que… la vie réelle. L’émerveillement demeure réel et constant ; dommage qu’il soit parfois hors-sol.
DISTRIBUTION
Texte : Sophocle
Traduction : Shigetake Yaginuma
Mise en scène : Satoshi Miyagi
Avec Asuka Fuse, Ayako Terauchi, Daisuke Wakana, Fuyuko Moriyama, Haruka Miyagishima, Kazunori Abe, Keita Mishima, Kenji Nagai, Kouichi Ohtaka, Maki Honda, Mariko Suzuki, Micari, Miyuki Yamamoto, Moemi Ishii, Momoyo Tateno, Morimasa Takeishi, Naomi Akamatsu, Ryo Yoshimi, Soichiro Yoshiue, Takahiko Watanabe, Tsuyoshi Kijima, Yoji Izumi, Yoneji Ouchi, Yu Sakurauchi, Yudai Makiyama, Yukio Kato, Yuumi Sakakibara, Yuya Daidomumon, Yuzu Sato
Assistanat à la mise en scène : Masaki Nakano
Musique : Hiroko Tanakawa
Scénographie : Junpei Kiz
Lumière : Koji Osako, Masayuki Higuchi
Son : Hisanao Kato, Koji Makishima
Costumes : Kayo Takahashi
Fabrication costumes : Yumiko Komai, Mai Ooka, Reiko Kawai
Coiffure et maquillage : Kyoko Kajita
Accessoires : Eri Fukasawa, Kaori Miwa, Hiroki Watanabe
Direction technique : Mahito Horiuchi
Régie plateau : Atsushi Muramatsu, Takahiro Yamada, Toshiki Kamiya
Habilleuse : Mai Ooka
Interprétariat : Akihito Hirano
Traduction française pour le surtitrage : Corinne Atlan
Régie surtitres : Takako Oishi
Conseil à la dramaturgie : Yoshiji Yokoyama
Crédits de toutes les photographies : Christophe Raynaud de Lage
DOSSIER TECHNIQUE
Informations pratiques
- Public : à partir de 14 ans
- Durée : 1h45
En téléchargement
OÙ VOIR LE SPECTACLE ?
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